Les orchestres occidentaux ont une vision binaire du 20e siècle russe. Rachmaninov, Stravinsky, Prokofiev et Chostakovitch sont bons pour les affaires, les autres n’ont pas passé l’épreuve du box-office. Comme la plupart des règles d’airain, ces catégorisations sont inutiles et trompeuses. Prokofiev peut être mauvais pour le public, très mauvais, si on le laisse seul dans une pièce avec un piano. Ses Cinq Sarcasmes, datés de 1912-14, sont aussi proches de l’atonalité que Schoenberg en pleine crise de colère dans une poissonnerie, tandis que les Visions fugitives de 1915-17 sont bien loin de ce que vous laisseriez un réfugié…
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Quand John Adams est-il devenu John Adams ? Vers 1995, selon son propre récit, lorsqu’il a rompu avec le minimalisme répétitif et trouvé une expression plus variée. Le tournant fut une œuvre orchestrale intitulée Slonimsky’s Earbox, écrite peu après l’opéra controversé The Death of Klinghoffer, et rendant hommage à l’un des personnages les plus excentriques jamais vus dans une salle de concert. Nicolas Slonimsky était un polymathe russo-juif qui s’est rendu utile auprès de Serge Koussevitsky et Leonard Bernstein en remettant sur le métier des partitions complexes qu’ils ne pouvaient pas attaquer sans aide. Le Sacre du printemps, sur leurs…
Lorsque John Cage est venu à Moscou au cours de l’été 1988, ce n’était pas tant une convergence des contraires qu’une validation de la prophétie de déconstruction culturelle que l’iconoclaste américain avait annoncée depuis longtemps. Cage faisait de la musique en la décomposant, en faisant coller des disques dans un sillon, en demandant aux interprètes de tenter le coup, en faisant du silence au lieu du son. L’Union soviétique, dans sa dernière année de désintégration, était l’endroit idéal pour prêcher ses doctrines loufoques. Cage a rencontré un jeune pianiste, Alexei Lyubimov, qui est devenu un apôtre instantané. « Nous…
J’ai hésité pendant des semaines à évaluer cette sortie, pour des raisons qui seront bientôt claires. Pendant mon indécision, j’ai écouté l’album au moins dix fois, à tel point qu’il est devenu représentatif de l’état de notre monde en cet été 2022 déchiré par la guerre et le climat. C’est maintenant un candidat pour le disque de l’année. Matangi est un quatuor à cordes hollandais, audacieux dans son choix de musique inédite et peu entendue. L’album se compose d’œuvres d’Alfred Schnittke, Valentin Silvestrov et Dmitri Chostakovitch, dont aucune ne peut être considérée comme obscure ou, comme le…
Banni de Berlin et exilé en mars 1933, Kurt Weill a séjourné quelque temps à Paris où il a écrit une œuvre symphonique commandée par l’héritière des machines à coudre Singer, la princesse de Polignac. La symphonie a été reprise par son compagnon d’exil Bruno Walter et jouée trois fois aux Pays-Bas, mais apparemment nulle part ailleurs. Elle ne fut pas publiée avant 1966 et reste un objet ésotérique, rarement joué ou enregistré. La présente édition, réalisée par Jan van Steen et l’Ulster Orchestra, est de loin la meilleure que j’aie entendue, avec un phrasé élégant et une foule d’airs…
Dans la recherche inépuisable des femmes qui ont marqué l’histoire, Isabella Leonarda (1620-1704) a émergé des brumes de Novare comme la compositrice la plus prolifique du 17e siècle. Éclipsée par Allegri, Albinoni et Corelli, Leonarda était une religieuse ursuline qui dédiait chacune de ses œuvres à la Vierge Marie − ainsi qu’à tel ou tel homme riche qui payait pour les faire imprimer. Elle est entrée au couvent à l’âge de 16 ans et y est restée jusqu’à sa mort à 83 ans, laissant plus de 200 partitions exécutables, principalement vocales et chorales. La dernière, pour voix et violon, est…
La Covid a été cruelle pour les compositeurs en devenir. Après deux ans d’absence, de théâtres fermés et de directions peu enclines à s’engager dans de nouvelles œuvres, c’est comme s’il fallait recommencer à zéro. Nombreux sont ceux qui, manquant de combativité, ont quitté l’aventure. Nico Muhly, aujourd’hui âgé de 40 ans, a vu son premier opéra, Two Boys, mis en scène à l’English National Opera et au Met il y a dix ans. C’était le premier opéra à s’engager dans les médias sociaux, se déroulant à la fois sur scène et sur des écrans de téléphone. Le suivant, Marnie,…
Ni le titre de l’œuvre ni les circonstances de sa création n’offrent beaucoup de légèreté. Messiaen a 31 ans, il est soldat en uniforme, lorsque la France s’effondre en mai 1940 et qu’il est fait prisonnier de guerre. Les Allemands l’ont envoyé dans un camp en Pologne. Le régime alimentaire consistait en un ersatz de café au petit-déjeuner, une tranche de pain noir avec une soupe au déjeuner et rien le soir. Messiaen, qui a reçu l’ordre de se déshabiller à son arrivée, s’accroche à sa sacoche de partitions de poche − des œuvres de Berg, Debussy, Stravinsky et Bach.…
Alors que j’écrivais un livre sur Beethoven (à paraître l’année prochaine), j’ai pris à contre-pied nombre d’élèves, d’acolytes, de secrétaires, de copistes, de musiciens égocentriques et de toutes sortes de parasites qui vivaient de leur lien avec le grand homme et publiaient des souvenirs de lui, souvent inventés. Une exception singulière fut Ferdinand Ries, un jeune homme de la ville natale de Beethoven qui a grandi dans l’orchestre de la cour de Bonn et a partagé certains des mêmes professeurs. Ries, pour autant que je sache, n’a jamais inventé d’histoires sur Beethoven et ne l’a jamais fait passer pour…
Les œnologues me disent qu’il n’y a pas de raison évidente pour laquelle certains grands vins voyagent et d’autres non. Il en va de même pour les compositeurs de symphonies. Carl Nielsen ne sera jamais connu au-delà de la mer Baltique, Bohuslav Martinů au-delà de la République tchèque et Ralph Vaughan Williams au-delà des anglophiles. Le 150e anniversaire de sa naissance est célébré dans son pays natal et pratiquement nulle part ailleurs. Ne demandez pas pourquoi : il n’y a pas de raison. VW est, à tous égards, un compositeur pour orchestre symphonique remarquablement accompli. Malgré des similitudes passagères avec…