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Par Lucie Renaud
L’opéra, genre souvent devenu lourd – ou prisonnier des multiples couches de conventions séculaires –, peine parfois à se redéfinir. Rarement rencontre-t-on, un même soir, un plateau éblouissant et une mise en scène qui mène l’imaginaire ailleurs, prolonge le propos musical, séduit sans réserve, sans que le spectateur ait l’impression d’être témoin d’un ego trip. Quand on fréquente la scène opératique nationale plus ou moins assidument, au fond, très peu de moments puissants se détachent de la masse. En première position, j’avais retenu jusqu’ici la puissance du diptyque Le Château de Barbe-bleue de Bartók et Erwartung de Schoenberg (appréciée dans sa mouture 2004 présentée à l’Opéra de Montréal). J’y ajouterai maintenant Le rossignol et autres fables, production présentée dans le cadre de la première édition du Festival Opéra de Québec, collage musical sur des pages de Stravinski, conçu et transmis de main de maître par ce même Robert Lepage qui, ici, n’a aucunement cédé aux sirènes d’une machinerie de scène pyrotechnique, mais a opté pour un dialogue direct avec le spectateur.
On peut bien sûr relever l’audace d’avoir installé sur le devant de la scène du Grand Théâtre de Québec ce vaste bassin, dans lequel évolueront chanteurs et marionnettes de Michael Curry dans Le Rossignol. On retiendra plutôt que ce choix artistique facilite une admirable transposition d’échelle, la scène se trouvant d’un seul coup dépourvue de son immensité pour devenir lieu intime, magique, qui permet ainsi le décuplement d’émotion. Malgré une salle comble, ainsi qu’un OSQ et un chœur imposant massés à l’arrière-scène, jamais je n’ai cru n’être qu’une parmi 2000. Au contraire, j’avais l’impression que Stravinski s’adressait à moi directement, comme si, abritée dans une grotte naturelle, je me laissais raconter des histoires, tantôt ludiques, tantôt fabuleuses.
En première partie, pendant et prélude au Rossignol, Robert Lepage a groupé une série de pièces brèves, composées sur une période d’une décennie, ce qui permet d’obtenir un portrait kaléidoscopique de cette période de la vie du compositeur qui devait mener à l’élaboration de ses essentielles Noces. Si l’OSQ, sous la direction de Johannes Debus, a semblé presque trop sage dans Ragtime, il s’est rapidement ajusté, offrant un accompagnement riche et pourtant d’une remarquable clarté. Des jeux d’ombres chinoises se superposaient à Pribaoutki, aux Deux poèmes de Constantin Balmont, aux Berceuses du chat et aux Quatre chants paysans russes, dans un enchaînement de gestes d’une sublime délicatesse, souvent spectaculaires certes (l’éclosion de la fleur, le berceau dans lequel s’installait le bébé, les queues agiles des chats, etc.), mais – et c’est là peut-être la plus grande force du traitement – qui demeuraient produits par des humains. Quand un animal, une table, un bateau redeviennent dans la lumière les mains qui les ont initiés, l’émotion s’en trouve étrangement décuplée. Je m’en voudrais de passer sous silence l’interprétation fluide et incarnée de Stéphane Fontaine, habillé en cosaque, des Trois pièces pour clarinette seule, interludes tissés à la trame narrative de la première partie.
Dans la courte fable de Renard, des acrobates, placés derrière un tulle, se transformaient en ombres chinoises. Saluons ici le quatuor vocal narrateur, particulièrement le moelleux du ténor Edgaras Montvidas et les faussets du baryton Nabil Suliman, et l’habile décalage entre corps (cachés par la toile) et mollets des artistes (visibles), découpés, ce qui permet une autre distanciation du propos.
En deuxième partie de spectacle, la voix limpide, agile et aérienne de la soprano Julia Novikova, qui fait des débuts remarqués dans le rôle-titre du Rossignol qui éclipsent plusieurs interprétations entendues au disque, devenait soutien à l’enchantement pur ressenti. La trame narrative de cet empereur de Chine (Ilya Banniki transmet bien que le maître du pays est avant tout homme) qui, d’abord envouté par le chant merveilleux d’un rossignol, décide de l’intégrer à sa cour, le bannissant du royaume une fois reçu en cadeau de l’empereur du Japon un oiseau mécanique, puis s’appuyant de nouveau sur son chant quand la mort (inspirée Svelana Schilova) vient réclamer son dû, est communiqué de façon brillante par une série de marionnettes reprenant les divers personnages de ce conte d’Andersen.
Bien sûr, on ne peut que louer la perfection de l’ensemble; chaque geste scénique, chaque inflexion de chanteur, chaque transposition visuelle ont été mûrement réfléchis afin d’être débarrassés de toute scorie. On retiendra pourtant la profonde humanité du propos, Robert Lepage ayant réussi ici le tour de force de revenir à l’essence même du théâtre – et de l’opéra, son prolongement – : raconter une histoire et, ce faisant, toucher irrévocablement le spectateur.
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