Lecteur, sans doute as-tu déjà froncé les sourcils. Pourquoi parle-t-on de David Bowie dans un magazine sur la musique classique ? te demandes-tu peut-être. On en a déjà assez parlé partout, non ? Il est vrai que si l’on ne connaît que quelques-unes de ses chansons, on s’explique mal le tsunami médiatique qui déferle depuis sa mort. Si, en plus, on méprise ce qui est populaire, on est peut-être outré du fait que tout le monde – sauf nous – lui rende un si vibrant hommage. C’est ce décalage révélateur entre ceux qui pleurent David Bowie et ceux qui ne comprennent pas pourquoi on le pleure qui inspire cette chronique, car dans la foulée de son décès, j’ai lu et entendu des commentaires choquants, reflets, au mieux, d’une ignorance, au pire d’un élitisme déplacé.
En musique populaire, on peut mesurer l’importance d’un artiste non seulement aux qualités de ses chansons, mais à leur durée dans le temps et aux références à ses œuvres dans d’autres formes artistiques. La carrière de Bowie s’étendant sur cinq décennies, il est impossible de recenser toutes ses répercussions dans une seule chronique. Peu d’artistes peuvent se vanter d’avoir duré aussi longtemps tout en sachant se renouveler. Son influence sur les représentations publiques de l’identité sexuelle et l’acceptation sociale de l’homosexualité, grâce au look androgyne provocateur de son personnage Ziggy Stardust, mériterait un livre en soi; sans compter son influence sur les modes vestimentaires, qui en occuperait un chapitre entier. Ziggy, que le Québec s’est un peu approprié à travers l’opéra-rock Starmania de Luc Plamondon. En musique classique, ses albums expérimentaux Low et Heroes (1977) ont inspiré les symphonies no 1 et no 4 de Philip Glass. Sans oublier qu’il a aussi eu une carrière intéressante au cinéma en jouant dans des films audacieux comme Furyo d’Ōshima ou La dernière tentation du Christ de Scorsese.
En 1969, année de ma naissance, David Bowie lançait Space Oddity quelques jours avant l’envoi d’Apollo 11 sur la Lune. Plusieurs n’ont découvert cette chanson qu’en 2005 grâce au film CRAZY, de Jean-Marc Vallée, qui raconte l’affirmation d’un jeune homosexuel dans les années soixante-dix. En 2013, des millions de personnes – trente millions rien que sur YouTube – ont redécouvert Space Oddity grâce à la reprise de l’astronaute canadien Chris Hadfield qui en a fait le premier vidéoclip musical tourné dans l’espace. Le plus grand succès commercial de Bowie, que les spécialistes considèrent toutefois comme une période moins riche musicalement, date de 1983 avec l’album Let’s dance. J’étais alors adolescente. Comme tant d’autres, j’ai dansé sur ses chansons. Toutefois, ce n’est pas la nostalgie des synthétiseurs qui m’a émue le jour de sa mort, mais la révélation subite que son troublant vidéoclip Lazarus, que j’avais vu deux jours plus tôt à la sortie de Blackstar, son dernier album, annonçait sa disparition alors que l’on ignorait encore qu’il avait le cancer. Une mise en scène symbolique de sa mort, dernier geste artistique avant de tirer sa révérence. Un testament.
Journaliste depuis dix ans, couvrant la musique classique depuis 2009, je n’en finirai jamais d’être étonnée quand je constate à quel point certains acteurs du milieu musical sont déconnectés du reste de la planète culturelle et fiers de l’être. Pour certaines personnes que l’on estime pourtant cultivées, la méconnaissance et le dédain de tout ce qui est « populaire » (mot à prononcer ici avec une moue condescendante) sont affichés telle une armure de gloire, une conviction de supériorité satisfaite. Certains propos méprisants que j’ai pu lire quelques jours après la mort de David Bowie m’ont renversée. On a parlé de « vide mental » et de « musique de supermarché ». On sait que Davie Bowie était un lecteur avide, dévorant trois ou quatre livres par semaine. La liste de ses cent livres préférés, qui ratisse large, témoigne d’un esprit curieux de tout, épris de profondeur, très loin du vide mental.
Comprenons-nous bien : on a parfaitement le droit de ne pas aimer David Bowie. Il n’a pas fait que des choses géniales. Cependant, quand on balaie son influence du revers de la main en qualifiant son apport de « vide mental », c’est révélateur d’une lecture superficielle de ce qui constitue la culture – et donc le tissu de la société – de notre époque. Quand nous, mélomanes, comparons la musique classique aux genres populaires, elle nous semble intrinsèquement supérieure pour des raisons évidentes. Est-ce une raison de mépriser le reste ? Au-delà du snobisme, cet aveuglement volontaire devant les phénomènes artistiques populaires et ce refus de décrypter leur signification représentent aussi une forme de paresse intellectuelle. Depuis cinquante ans, la montée de la culture populaire a transformé la société de mille façons. Il est aberrant que des individus continuent de ressasser le cliché voulant qu’il n’y aurait là que du divertissement sans valeur destiné aux masses. Heureusement, cette mentalité est en voie de disparition.
Pour conclure, je traduis librement ce commentaire récent de Greg Sandow, professeur à l’école Juilliard, compositeur et critique : « Il est crucial que le milieu de la musique classique démontre qu’il habite sur la même planète que le reste du monde. » Voilà donc matière à réflexion, peut-être en écoutant Life on Mars avant de retourner à la symphonie Jupiter ou aux Planètes de Holst.