« Je suis un libre penseur radical, un athée, j’ai une approche ouverte de la sexualité et je m’oppose à toute forme de religion. »
C’est dans ces termes sans équivoque que l’organiste américain Cameron Carpenter, qui sera l’invité du Festival de musique de chambre de Montréal en mars prochain, se présente en entrevue. À l’écouter parler, on comprend vite que ses allures excentriques, sa coupe de cheveux punk et ses vêtements de rockeur ne sont pas qu’une façade, mais le reflet d’une personnalité originale et hors du commun. Dans le milieu de l’orgue, il est reconnu pour son approche iconoclaste de l’instrument et ses idées à contre-courant.
Cette originalité commence par l’instrument sur lequel il joue : son International Touring Organ, un orgue entièrement numérique qu’il transporte pour donner ses concerts à travers le monde. Il a été fabriqué au Massachusetts par les facteurs Marshall & Ogletree selon les spécifications du musicien. L’instrument a été conçu à partir d’échantillonnages sonores de trente-quatre orgues à tuyaux, tous américains, incluant les favoris de Cameron Carpenter. Intégrant son propre système de son et d’amplification, il peut être assemblé en moins de trois heures et transporté dans un camion. Sa console compte six modules assemblables et cinq claviers.
« Ma relation avec l’instrument est la même que celle d’un violoniste avec son violon, dit Cameron Carpenter. Je veux avoir une relation avec un seul instrument, je veux un instrument où je me sens chez moi, psychologiquement et artistiquement. Le fait que les orgues soient tous différents fait partie des joies de l’orgue, mais c’est une joie uniquement dans ce sens où l’on fait l’expérience d’un nouvel instrument. Ce n’est pas une joie si on veut exceller dans sa carrière comme musicien au XXIe siècle, ce qui n’est pas le cas de la plupart des organistes. J’ai joué sur d’autres orgues que le mien la majeure partie de ma carrière, jusqu’en 2000, et j’adore les orgues à tuyaux. Je considère mon orgue comme un parent de ces instruments, c’est indiscutable. Toutefois, la plupart des orgues sont situés dans des églises et je ne vois pas les églises comme des endroits où l’on peut faire sérieusement de la musique. »
Le musicien ne rate pas l’occasion d’égratigner au passage certaines conceptions traditionnelles de l’instrument.
« L’orgue en tant qu’instrument religieux est un mythe, dit-il. On envisage l’orgue comme un instrument chrétien. Il n’y a rien de tel. Dans le monde occidental, en particulier aux États-Unis et au Canada, les immigrants venus d’Angleterre ont résisté à l’orgue jusqu’au XIXe siècle parce qu’il était vu comme un instrument athée. L’idée qu’il s’agit d’un instrument chrétien est une idée paresseuse, symptomatique de l’ignorance si répandue de l’histoire. Si l’orgue est l’instrument de Dieu, ce n’est pas l’instrument d’un seul dieu, mais de plusieurs, qui nous viendrait de la Grèce antique, une société polythéiste. L’idée de l’orgue comme instrument sacré, c’est purement de la propagande religieuse. »
L’orgue américain
Pour Cameron Carpenter, l’International Touring Organ est l’héritier d’une longue tradition américaine d’orgues qu’il qualifie de « municipaux ».
« Ce sont des instruments qui ont été conçus pour un usage général et profane dans les auditoriums, les théâtres, les salles de concert et les édifices municipaux à la fin du XIXe siècle jusque vers 1930. Cette tradition est fascinante. À mes yeux, c’était le sommet de la facture de l’orgue à tuyaux, favorisé par l’émergence de nouvelles technologies, en particulier l’électricité, qui ont ouvert tout un univers de possibilités musicales et architecturales pour l’instrument, des possibilités qui n’étaient même pas concevables durant les siècles précédents. Les hauts sommets artistiques atteints par les facteurs d’orgues baroques allemands, au XVIIIe siècle par exemple, ont toujours été limités, dans un sens, par les technologies disponibles. Avant l’invention des systèmes téléphoniques en 1877, l’orgue à tuyaux était non seulement l’instrument de musique le plus complexe, mais la machine la plus complexe d’aucune sorte jamais inventée par l’homme. Si les ordinateurs mécaniques pensés par Charles Babbage avaient existé à l’époque, ils auraient sans doute éclipsé l’orgue sur le plan de la complexité, mais ils n’étaient pas encore construits. »
C’est d’ailleurs l’aspect « grosse machine » de l’orgue qui a d’abord intéressé Cameron Carpenter lorsqu’il était enfant. Le petit Cameron était le fils d’un ingénieur et inventeur concepteur de chaudières industrielles. Il recevait son éducation à la maison au lieu d’aller à l’école. Les panneaux de commande de ces fournaises, avec lesquels il aimait jouer, le fascinaient, jusqu’à ce qu’il découvre que l’orgue comptait encore plus de boutons ! Il a commencé l’orgue à l’âge de quatre ans.
« Quand j’ai découvert qu’il existait un instrument de musique avec des aspects comparables aux machines de mon père, j’ai voulu en jouer. Dès la première fois, j’ai eu la sensation profonde du temps, une sensation qui demeure encore avec moi quand je joue, aujourd’hui. »
Pour lui, l’orgue se situe au carrefour de plusieurs cultures aussi bien scientifiques qu’artistiques. « La culture du calcul, de l’automatisation du calcul, et à côté, l’idée de créer des instruments de musique monumentaux ont atteint leur zénith dans la tradition des orgues municipaux des années 1890 à 1930. C’est cette tradition que poursuit l’International Touring Organ. Comme instrument de musique, il combine des influences de différents orgues que j’ai aimés, et c’est aussi une machine extraordinaire pour différentes raisons. L’idée qu’un orgue puisse être mobile tout en étant excellent et l’idée qu’un orgue numérique puisse être un grand instrument suscitent encore beaucoup de scepticisme. Les orgues fabriqués par Marshall & Ogletree sont les meilleurs orgues numériques jamais conçus. »
Ses considérations sur l’orgue américain ne s’arrêtent pas aux aspects physiques de l’instrument. Il en fait même une métaphore nationale. « Je crois que l’orgue américain est aussi intéressant socialement, dans le sens où il représente l’idéal de ce que l’Amérique est supposée être, une sorte de “melting-pot” où sont incorporés des aspects historiques de l’orgue français, baroque, allemand, romantique. Mais c’est la combinaison de tout cela, comme le pays lui-même, qui est une sorte de mélange à l’américaine. Je trouve cela très intéressant. »
Orgue, statut et liberté
« Pendant des siècles, l’orgue a été le symbole d’un statut, parce qu’il était le plus grand, le plus complexe, le plus impressionnant des instruments. Je pense qu’on a abusé de cet aspect de l’instrument, tant dans les églises que pour les orgues municipaux, bien que ce soit plus évident dans le cas des églises. Bien des églises installaient délibérément les instruments les plus luxueux et les plus chers pour exalter leur statut, et cela se voit encore aujourd’hui. Ce n’est pas la fonction que l’instrument devrait avoir, mais un piège dans lequel ces églises sont tombées pour glorifier la supériorité d’une religion sur une autre par l’étalage de leur richesse et de leur pouvoir. L’orgue est un excellent outil pour rehausser l’image. C’est ainsi qu’on trouve un peu partout des églises dans des villes d’importance secondaire qui ont acquis des orgues extraordinaires pour faire mieux que la ville voisine. »
L’orgue numérique, plus petit, plus accessible, vient selon lui contrecarrer cette surenchère.
« En coûtant exponentiellement moins cher, l’orgue numérique fait disparaître cet enjeu que je trouve assez laid, ce statut d’objet de luxe, et les problèmes qui en suivent. À Philadelphie, on retrouve beaucoup d’orgues formidables. Un riche donateur, qui a payé pour la restauration de plusieurs de ces instruments, est devenu, en quelque sorte, un dictateur de l’orgue. Cette situation est très mauvaise pour l’instrument et décourage une discussion saine sur ce que l’orgue devrait ou ne devrait pas être. »
En créant une nouvelle génération d’orgues plus accessibles, on permet aussi aux organistes de s’affranchir de bien des contraintes tant physiques que financières.
« Si l’on considère que seul l’orgue à tuyaux est un bon instrument, cela empêche des jeunes organistes d’avoir une carrière, car ils ne peuvent pas posséder leur propre instrument, dit-il. Ils ne peuvent pas être indépendants financièrement, c’est impossible. Même les meilleurs doivent dépendre des autres, d’une église, d’un donateur, d’une organisation. Et l’organiste moyen est l’un des musiciens qui travaillent le plus fort en étant le plus mal payés sur terre. Avec l’orgue numérique, soudainement, l’organiste peut posséder un instrument qui rivalise avec les meilleurs orgues et, sur certains aspects, les dépasse. Par exemple, la précision. Aucune pièce ne peut avoir de problème mécanique, et il n’a jamais besoin d’être accordé. »
Cameron Carpenter voit sa carrière comme celle d’un musicien indépendant, maître de sa destinée. Il croit aussi que l’orgue numérique offre des possibilités inédites pour les organistes.
« Si l’on veut faire carrière comme musicien classique à un haut niveau et bien gagner sa vie, il faut avoir une indépendance et le seul moyen d’être indépendant, c’est de posséder son instrument. Les organistes pourraient le faire s’ils réalisaient que l’orgue numérique représente un avenir pour l’instrument. Un organiste pourrait maintenant devenir un facteur d’orgue, d’une certaine façon, en faisant lui-même la conception d’un instrument qui lui convient. Je crois que nous sommes au début de quelque chose de nouveau. Mon orgue a maintenant un jumeau, installé de façon permanente dans une salle de concert en Floride. C’est intéressant parce qu’on se retrouve pour la première fois avec deux instruments identiques aux yeux du public, et ces deux organistes peuvent faire des projets ensemble. À Montréal, vous auriez pu faire la même chose au lieu d’installer ce nouvel orgue à tuyaux grotesque. Vous auriez pu construire un orgue numérique pour la salle de concert, un autre pour l’université et un troisième pour une autre école, au tiers du prix. »
Répertoire
Cameron Carpenter a beau avoir des idées révolutionnaires sur son instrument, il s’en tient tout de même au répertoire classique de l’orgue, élargi à quelques transcriptions personnelles d’œuvres orchestrales ainsi qu’à ses propres arrangements de pièces plus populaires.
« Pour cette tournée, je donne quarante-cinq concerts. C’est la première fois que je vais jouer à Montréal. Pour moi, la musique classique est une forme de divertissement d’un niveau très élevé. C’est ce que j’aspire à partager avec le public. Mon travail est de montrer aux gens les possibilités incroyables de cet instrument. Je joue du Wagner et je viens de faire une nouvelle transcription de l’ouverture des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Je jouerai probablement aussi du Bach, du Piazzolla, du Tchaïkovski et du Louis Vierne. »
Cameron Carpenter sera en concert avec son International Touring Organ le 29 mars, 20 h, au Théâtre Maisonneuve. www.festivalmontreal.org
Autres engagements canadiens:
30 mars, Partridge Hall, St. Catharines, ON
1er avril, Koerner Hall, Toronto, ON
3 avril, Isabel Bader Centre, Kingston, ON
4 avril, CNA, Ottawa, ON
www.cameroncarpenter.com