Dang Thai Son : une vie raffinée

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Dang Thai Son est un homme raffiné. Dans un bistro du centre-ville de Montréal, il fait tourner son verre de vin rouge du Burgenland, avant d’en humer l’arôme et de prendre une gorgée. « Trop léger, dit-il de sa voix douce en le retournant. Un peu plus corsé peut-être. » Montréalais de longue date, ce pianiste né à Hanoï a l’habitude des fines nuances. Récent gagnant d’un prix Opus pour son récital Chopin et Schumann donné à la salle Bourgie en 2016, Son est peut-être encore mieux connu comme conseiller de haut niveau auprès de jeunes pianistes du monde entier et membre de jurys des concours internationaux.

L’année dernière, Son (la coutume au Vietnam consiste à utiliser le nom de naissance) a reçu 12 invitations pour participer à des jurys. Il en a accepté quatre : Moscou, Rio, Prague et Sendai au Japon. En 2015, le moment le plus mémorable à ce chapitre a été de siéger comme vice-président au XVIIe Concours international de piano Frédéric-Chopin de Varsovie, où le Canadien Charles Richard-Hamelin a remporté la médaille d’argent. Ce n’est pas une coïncidence si Son lui-même a ­remporté le prestigieux événement il y a 35 ans.

Du 2 au 12 mai, il aura le plaisir de se rendre à pied et non en avion à son prochain mandat, le Concours musical international de Montréal consacré cette année, bien sûr, au piano. Trois cent quatre jeunes espoirs ont soumis leur candidature, la Corée du Sud menant avec 76; suivent les États-Unis (36), la Russie (35), la Chine (33) et le Canada (22).

Aucun Américain, mais un Canadien a été retenu : Teo Gheorghiu, natif de la Suisse, qui a fait ses débuts en public à la Tonhalle de Zurich, en plus de participer au film Vitus sur un jeune prodige du piano. Parmi les 24 candidats en lice, sept viennent de la Corée du Sud – bien en tête comme d’habitude –, la France et l’Italie s’en tirent très bien avec trois chacune. Les pays de l’ancienne Union soviétique en comptent également trois; la Chine et le Japon, un chacun.

Dang Thai Son, Photo: Hirotoshi Sato

Dang Thai Son, Photo: Hirotoshi Sato

Bien conscient des vicissitudes du processus des concours, Son évite de se prononcer sur les chances de gagner d’un ou d’une candidate, mais il s’attend à ce que les concurrents, quelle que soit leur stature, se distinguent par certaines caractéristiques.

Il peut arriver qu’un jeune musicien se démarque dans la demi-finale en solo, avant de rapidement perdre pied en finale devant un orchestre.

« Ces novices tentent leur chance, mais ne s’attendent pas à gagner, dit-il du haut de ses 58 ans. Toujours bien préparés pour le solo, ils se retrouvent en finale sans être prêts pour le concerto. »

Son se souvient d’une interprétation, il y a quelques années, du Concerto pour piano no 1 en mi mineur de Chopin, lors d’un concours en Allemagne. L’infortuné soliste s’était évertué à jouer le second thème de l’exposition dans la tonique au lieu de la majeure relative, omettant ainsi plusieurs minutes de musique. Le chef et l’orchestre s’étaient tirés d’affaire en s’adaptant tant bien que mal. « Il n’a pas fait le concerto en entier, se rappelle-t-il perplexe. Deux mouvements et demi, et encore. »

Prêts pas prêts, les jeunes pianistes ont l’habitude de choisir leur concerto à partir d’un répertoire perçu comme étant digne des concours. Les cinq grandes œuvres pour piano sont le Concerto no 1 de Tchaïkovski et les concertos nos 2 et 3 de Prokofiev et Rachmaninoff, les deux concertos de Chopin jouant parfois le rôle de pièces d’ouverture (alors que ce sont des classiques au concours de Varsovie qui porte son nom).

« Certains concertos, tout indiqués en concert, ne tiennent pas la route en concours », répond Son quand j’évoque la quasi-inexistence de Schumann dans le répertoire pour piano des concours internationaux ou des concertos de Beethoven, exception faite de l’Empereur. « Il faut un concerto grandiose, explique-t-il, capable de susciter l’émerveillement. »

Le Concerto en sol de Ravel est un bon exemple de pièce dépourvue de cette capacité à éblouir qui demeure, malgré tout, un incontournable du répertoire classique. Grieg ? Pas assez difficile pour les juges. « Ses couleurs semblent éclatantes, convient-il de cette œuvre ­composée il y a 150 ans, mais elle n’est pas de niveau. »

Malgré tout, il y a de l’espoir. Son a constaté la mise au rancart de l’inévitable « Rach 3 » comme l’ont appelé les pianistes pendant des années, en faveur des deux concertos pour piano de Brahms. « C’est très positif, juge-t-il. Ce sont des œuvres grandioses – immenses – et il y a tellement à communiquer avec cette musique, même si elles ­présentent des difficultés pour l’orchestre, comme les solos. Il faut donc aussi tenir compte du soutien orchestral. »

Heureusement, le CMIM est depuis des années accompagné par l’OSM, sans doute le meilleur ensemble de soutien dans le milieu des concours. Dirigé par le talentueux Claus Peter Flor, personne ne ­reculera devant Brahms 1 ou 2 par manque de confiance dans les capacités du violoncelle ou du cor solo.

Le nombre d’oublis et d’erreurs a diminué de façon inversement proportionnelle à la hausse des exigences techniques, mais nul n’est à l’abri de malchances. Un trou de mémoire est-il fatal en demi-finale ?

« Tout dépend de la qualité du jeu en général, confie Son. Si le niveau était très élevé lorsque le destin a soudainement frappé, j’y penserais à deux fois. Je ferais preuve de compréhension. Si le pianiste est convenable, sans plus, un tel accident de parcours réduit ses espoirs à néant. »

Le profil démographique des candidats est une source perpétuelle d’intérêt dans l’univers des concours en fonction de la fluctuation au fil du temps du taux de participation de divers pays et de leur approche pédagogique. En vertu de son histoire personnelle plutôt unique, au confluent de l’Orient et de l’Occident, Son est particulièrement bien placé pour évaluer ces tendances.

Né à Hanoï, mais élevé à la campagne pendant la guerre du Vietnam, il découvre le piano et notamment Chopin – le seul compositeur dont sa mère et son professeur disposent de la musique dans ces circonstances difficiles – sur un piano droit récupéré de ce que l’on appelle maintenant l’Académie nationale de musique du Vietnam. Si des compositeurs comme Bach, Beethoven, Schubert et Schumann lui ont fait cruellement défaut, il a eu amplement le temps dans la tranquillité rurale de se consacrer à celui qui allait devenir sa principale source d’inspiration.

Dang Thai Son, Photo: Hirotoshi Sato

Dang Thai Son, Photo: Hirotoshi Sato

Grâce aux relations diplomatiques unissant le Vietnam et l’Union soviétique pendant et après la guerre, Isaac Katz, un pianiste russe invité, décèle le potentiel du jeune Son malgré son isolement et organise son entrée au Conservatoire de Moscou à l’âge de 19 ans.

Vladimir Natanson, l’aîné du personnel ­enseignant et davantage un musicologue qu’un ­professeur de piano, se charge de son éducation en mettant en valeur un style vocal qui convient ­parfaitement au jeune romantique de l’époque.

Malgré tout, ses progrès techniques sont fulgurants et il présente en fin de première année les Variations sur un thème de Paganini de Brahms et le « Rach 3 » deux ans plus tard.

Son ascension, en plus d’impressionner l’éminente professeure Tatyana Nikolayeva, le fait remarquer par nul autre que le grand Sviatoslav Richter, qui le choisit pour le remplacer dans un récital au Japon, alors que les étudiants de cette vénérable institution comptaient Mikhail Pletnev et Ivo Pogorelich.

Assez curieusement, Son et Ivo ont écouté des enregistrements ensemble en résidence. Il s’agit là d’une anecdote remarquable, étant donné le scandale ayant éclaté au concours de Varsovie de 1980, remporté haut la main par Son, mais qui a fait couler beaucoup d’encre en raison de la démission de la juge Martha Argerich après l’élimination de Pogorelich.

Pogorelich s’est rapidement fait connaître à l’Ouest puisqu’en tant que Yougoslave, il pouvait y circuler librement. D’aucuns se souviendront de sa victoire en 1980, au Concours international de musique de Montréal – sans lien avec le CMIM – qui a connu de bonnes années avant son démantèlement dans les années 1990.

En revanche, Son a fait carrière au Japon. En sa qualité de véritable gagnant du concours de Varsovie et brillant jeune pianiste d’origine asiatique, il remporte un tel succès dans cette nation mélomane qu’il s’y établit.

En 1989, il fait ses débuts avec l’OSM dirigé par le regretté sir Neville Marriner. Ancien résident de Moscou, le froid ne ­l’incommode pas; au contraire, Montréal lui plaît.

Il y a lieu de se demander si la métropole québécoise constituait le tremplin idéal vers une grande carrière internationale, mais sa richesse culturelle et le nombre croissant de talentueux étudiants de piano l’ont incontestablement attiré et il s’y installe en 1991.

Membre de douzaines de jurys de concours et conseiller auprès de centaines de jeunes musiciens, Son peut parler en pleine connaissance de cause de l’évolution du piano sur la scène internationale au 21e siècle.

L’explosion de virtuoses du piano en Corée du Sud s’explique selon lui par la présence de pédagogues exceptionnels, par exemple l’ancien élève de Juilliard Kim Dae-Jin, et de Shin Soo-Jung, formée en Autriche et ancienne professeure de Cho Seong-Jin qui a remporté le premier prix au Concours de Varsovie de 2015 où Charles Richard-Hamelin est arrivé second. Il n’est plus nécessaire pour un pianiste coréen, continue-t-il, de se rendre à l’étranger pour obtenir une formation complète.

La Chine, au contraire, demeure selon lui plus isolée à cet égard en dépit de la notoriété et du génie de Lang Lang, Yuja Wang et Yundi Li. De la même manière, le Japon, malgré ses étoiles et son auditoire averti et ­admiratif, perpétue une culture de la bienséance qui fait obstacle au besoin du soliste de s’exprimer.

Les prodiges sont toujours aussi nombreux, certes, et les parents jouent un rôle essentiel dans leur ­perfectionnement, mais pas forcément dans le bon sens. Le fait d’exalter chez un interprète adolescent un sentiment de supériorité, affirme Son, peut nuire à son épanouissement personnel.

Dang Thai Son, Illustration: Hefka

Dang Thai Son, Illustration: Hefka

Il estime que 90 % des surdoués n’atteignent pas leur plein potentiel en raison de la pression indue de maman et papa. Le système russe (qu’il continue par réflexe d’appeler « soviétique ») a l’avantage de tenir les parents à distance et de mettre de l’avant le professeur. De cette façon, le jeune virtuose a plus de chance d’acquérir une éducation équilibrée.

La participation aux concours selon les sexes est difficile à évaluer. Cette année, parmi les 24 candidats retenus pour le CMIM, six seulement sont des femmes. Quoique l’idée ne fasse pas l’unanimité, Son estime que même les yeux bandés, il pourrait différencier avec succès le jeu d’une femme, plus sensible, de celui d’un homme, plus analytique.

La force physique peut assurément faire la différence, mais il est difficile de se cantonner dans les généralités quand on pense au tonnerre que la toute menue Yuja Wang fait régulièrement retentir de son Steinway. Son est aussi prêt à conjecturer que l’éclatant succès des pianistes homosexuels depuis plusieurs décennies résulte d’une union harmonieuse des traits ­masculins et féminins dans un seul corps et esprit. « Le pianiste homosexuel a un statut particulier », affirme-t-il.

Quelle que soit la valeur de ces généralisations – qui, dans le cas de Son, sont le fruit de plusieurs années d’enseignement et de participation à des jurys –, aucun juge ­responsable ne peut participer à des auditions imbu de telles idées préconçues. Dans un concours équitable et public, le particulier l’emporte toujours sur le général.

« C’est un concours, alors que le meilleur gagne ! Chacun se distingue et, pour trancher, il faut procéder au cas par cas. »

Traduction : Véronique Frenette


Participations prochaines au Canada :

  • Juge au CMIM 2017.  Du 2 au 12 mai, Maison symphonique et salle Bourgie, www.concoursmontreal.ca
  • Récital à Ottawa – MPRS Presents Dang Thai Son – A ­Romantic Jouney. 2 juin, Southminster United Church, www.dangthaison.net

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A propos de l'auteur

Arthur Kaptainis has been a classical music critic since 1986. His articles have appeared in Classical Voice North America and La Scena Musicale as well as Musical Toronto. Arthur holds an MA in musicology from the University of Toronto. From 2019-2021, Arthur was co-editor of La Scena Musicale.

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