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C’est officiel. Alexander Neef, directeur général de la Canadian Opera Company, prendra les rênes de l’Opéra de Paris en septembre, un an plus tôt que prévu.
Alors, bon voyage, Alexandre. Ou plutôt, bon débarras. Les besoins de la COC sont de toute évidence considérables à l’ère de la COVID-19, mais la compagnie se portera probablement mieux sans un sous-performant chronique au sein de la direction.
Pour sauver les apparences, Neef conservera son titre à Toronto pendant qu’il s’installera à Paris. « Réduire les voyages aériens reste la solution la plus sécuritaire pour ma famille en ce moment », explique le communiqué de presse.
« Nous apprécions profondément le dévouement indéfectible de Neef envers la COC et nous sommes convaincus qu’il excellera à diriger les deux sociétés jusqu’à ce que son successeur soit pleinement intégré », a déclaré le président de la COC, Jonathan Morgan, en apportant dans sa déclaration la preuve, s’il en était besoin, que nous vivons à une époque où la vérité est malléable.
Un dévouement indéfectible. D’un directeur général qui a pris un emploi d’été en 2018 en tant que directeur artistique de l’Opéra de Santa Fe. D’un directeur général qui a négocié un contrat avantageux le maintenant à Toronto jusqu’en 2026.
Neef n’a pas été un désastre à tous les égards. L’ancien directeur de casting à Paris sous la direction de feu Gérard Mortier a apporté cette compétence (et uniquement cette compétence) à Toronto en 2008. Il avait ses favoris, qui ne correspondaient pas toujours aux miens, mais il a su réunir une équipe de chanteurs décents pour une production néanmoins épouvantable des Noces de Figaro ou de Die Fledermaus.
Ce que Neef a échoué de façon spectaculaire, c’est de construire un public. On peut attribuer cet échec aux caprices de l’économie, à l’avènement de la diffusion en continu, au prix du stationnement ou à un certain nombre d’excuses courantes valables dans n’importe quelle ville. Mais il y a une explication centrale et précise à la sous-performance de la COC : une enfilade de productions prétendument innovantes qui nécessitaient un manifeste du metteur en scène pour les comprendre et six Red Bull pour passer à travers.
Certains lecteurs pourraient croire que cette conclusion est entachée par une opinion personnelle, alors examinons les chiffres. En 2014-15, Neef a réduit la saison de la COC de sept productions principales à six (dont une double programmation), et ce, malgré le fait que la compagnie soit installée au Four Seasons Centre, une belle salle idéalement située au centre-ville, ayant un excellent accès au métro, dans une métropole dont la population est réputée avoir dépassé celle de Chicago.
Chicago offre une comparaison intéressante. Dans une saison hors pandémie, le Lyric Opera présente huit productions principales. En termes de capacité, le Civic Opera House, après une rénovation actuellement en cours, comptera 3 276 places, contre 2 071 au Four Seasons Centre. Il s’agit d’une distinction qu’il convient de garder à l’esprit lorsque la COC annonce des pourcentages de fréquentation qui semblent être raisonnablement élevés. Un taux de 90 % dans une installation aussi compacte que le Four Seasons Centre n’a rien d’un exploit.
Particulièrement si l’on considère les chiffres affichés par la COC en 2008-09, une saison largement programmée par Richard Bradshaw (1944-2007), ancien directeur général de la COC. À l’époque, le taux de fréquentation était de 99 %, pour 64 représentations (contre 48 représentations en 2018-19). On pourrait dire que le Four Seasons Centre en 2008 était une nouveauté, mais la crise financière l’était aussi.
Depuis le milieu de la décennie suivante, les résultats n’ont cessé de se détériorer. De 2014-15 à 2018-19, les ventes de billets ont chuté de 105 086 à 82 199. Le taux de fréquentation moyen est passé de 92 % à 86 %. (Rappelons que le taux de fréquentation devrait augmenter à mesure que le nombre de représentations diminue.) Les abonnements ont chuté de 63 603 billets en 2014-15 à 48 214 en 2018-19. Les recettes globales provenant des entrées sont passées de 9,4 millions $ à 8 millions $.
On pourrait argumenter que les spectacles en direct sont sous pression dans un monde de plus en plus numérique. Avant même que la COVID-19 stimule une accélération mondiale de l’activité en ligne, les années 2010 ont été marquées par le développement électronique de l’opéra. Neef a peu fait pour tirer parti de la tendance. En effet, sa contribution la plus notable à l’évolution de l’accès public en 2012 a été de ne pas parvenir à un accord avec l’orchestre de la COC qui aurait permis de garder les productions de Toronto au programme de Saturday Afternoon at the Opera à la radio de la CBC.
Si la médiocrité des résultats se produisait malgré la splendeur artistique de chaque saison, il serait possible de qualifier Neef de visionnaire européen aux idées trop avant-gardistes pour la région nord-américaine dans laquelle il se trouve. En réalité, le penchant de Neef pour les costumes modernes et les mises en scène boursouflées a créé une série de navets prétentieux qui pourraient être facilement amortis dans une maison européenne soutenue par l’État, mais qui sont catastrophiques pour une compagnie qui fonctionne grâce à un mélange précaire de revenus de billetterie, de philanthropie, de dons et de subventions gouvernementales.
Même ceux qui appréciaient l’apparition des lutteurs de sumo dans le Semele de Haendel ou l’utilisation d’un téléphone par le personnage principal de La Clemenza di Tito de Mozart ont parfois remis en question les résultats de cette compagnie, théoriquement nationale en tant que productrice d’opéra canadien. Les seules œuvres canadiennes en version intégrale sur scène auxquelles Neef a donné son feu vert sont Hadrian de Rufus Wainwright, qui ne pouvait manquer d’attirer un public, et Louis Riel de Harry Somers, un classique éprouvé.
Je pourrais continuer, mais vous pouvez en rajouter par vous-même. L’important est de tirer des leçons des années Neef et de relancer une compagnie à l’histoire honorable, disposant d’une salle magnifique et d’un énorme marché potentiel. Les recherches pour trouver un successeur ont commencé. Ce dernier aura beaucoup à réparer et à restaurer lorsque la pandémie se calmera. Au moins, il disposera d’un plan bien défini lui indiquant quoi ne pas faire.
Traduction par Mélissa Brien
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