En Yves Dagenais, les milieux circassiens et clownesques peuvent compter sur un praticien-archiviste hors pair. « J’ai quitté l’école (option théâtre du Collège Lionel-Groulx) après deux ans pour changer le monde. Je voulais voir comment il fonctionnait. Mais cela n’a pas marché », déclare le créateur au début de la rencontre au Centre de recherche en art clownesque, rue Masson à Montréal. Or, même si les fondements de la société n’ont pas suffisamment changé, son travail aura néanmoins permis de bâtir des assises pratiques et théoriques à l’enseignement du clown. En plus de la fondation en 2005 du Centre (dont il est encore directeur artistique), qui se consacre au développement, à la promotion et à la diffusion de l’art clownesque, Dagenais a signé le premier dictionnaire mondial, toutes langues confondues, Le petit Auguste alphabétique : anthologie universelle des clowns, augustes, excentriques et autres comiques, aux éditions Magellan & Cie à Paris.
L’homme de théâtre revient sur les fondements de sa discipline, grandement marquée par les beaux jours du théâtre militant québécois des années 1970. « J’ai travaillé avec des collectifs comme la Grosse Valise (qu’il a cofondé). J’ai beaucoup joué avec le Théâtre Parminou (une troupe engagée et militante). Dans Ô Travail, nous montrions la domination de l’homme par l’homme à l’aide du jeu clownesque. C’était une époque vachement politique. » Dans cette production du Parminou naît le personnage d’Omer Veilleux, clown à l’esprit malicieux qu’il reprend dans un solo présenté plus de mille fois (1983-2003) sur divers continents. Suivent des expériences comme acteur (L’Histoire de l’oie de Michel Marc Bouchard, « un chef-d’œuvre »), metteur en scène (Clap !, La Cœurdonnière) et pédagogue, entre autres à l’École nationale de théâtre et l’École nationale de cirque.
Sa passion pour les créatures fantaisistes remonte à son enfance où il découvre Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, les Marx Brothers. Au Québec, Sol (Marc Favreau) l’a également marqué. De telles figures lui ont permis de se défaire de l’idée du comique comme un art inné. « De nombreux artistes ont appris dans les coulisses en observant les autres, comme Olivier Guimond. Il faut comprendre la mécanique du jeu et l’intégrer. » Existe-t-il à ses yeux une manière satisfaisante de caractériser ces antihéros souvent associés à la nostalgie ou à l’enfance ? « Non, avoue-t-il spontanément. Il ne faut pas enfermer ces personnages anarchiques dans des définitions trop restreintes. Je dirais que c’est le seul être humain où le cerveau est un muscle involontaire. C’est le meilleur représentant du plus petit, de celui qui se fait exploiter. »
Par son travail de transmetteur, Yves Dagenais souhaite également dégager l’art circassien de certains clichés. « Il existe une différence entre un clown et un personnage comique qui exécute un numéro de quelques minutes. » Avec lui, les costumes de scène se déclinent parfois dans des couleurs inattendues. « J’ai aussi conçu une production, Clip !, avec des habits bruns », lance-t-il en riant.
Yves Dagenais a aussi participé à Saka, orchestré par Gilles Saint-Croix, où il a retrouvé son Omer Veilleux, cette fois dans une première expérience avec la race équine. « J’ai eu un cheval comme partenaire de scène ! » Le danger demeurait toujours présent, obligeant les collaborateurs à une perpétuelle prudence. « Dans une ruade de l’un des chevaux, le sabot est passé tout près de ma tête. » Cette aventure l’amène à déplorer les protestations de l’été dernier contre Odysseo de Cavalia mettant aussi en vedette des animaux. Ce type de comportement le choque, lui qui a toujours revendiqué la liberté de création et pourfendu le poison de la rectitude politique. « Ces gens devraient se révolter davantage contre les soins donnés aux aînés dans les CHLSD. Pour Saka, des vétérinaires vérifiaient quotidiennement la santé des chevaux. »
L’artiste ne se gêne pas pour exprimer ses préoccupations sociales. Il a même abordé la tuerie de Polytechnique le 6 décembre 1989 un mois seulement après la tragédie lors d’une prestation dans une maison de la culture. « L’auditoire riait jusqu’au moment où il a compris de quoi il s’agissait. Cela a eu l’effet d’une claque dans le visage. C’était trop tôt. J’ai immédiatement retiré le numéro. » Auparavant, un sketch mordant réunissait mère Teresa (venue en sol québécois en 1986) et Jean-Paul II. « Elle portait son enfant. Je m’attaquais à son discours qui voulait culpabiliser les femmes qui choisissaient l’avortement. Je n’acceptais pas qu’elle vienne ici leur dire quoi faire. » De telles réalités entraînent la discussion sur la place des femmes dans le milieu circassien. « Les mouvements sociaux des années 1970 et l’émergence à cette époque de nouvelles troupes comme The Pickle Family ont suscité des vocations. » Pourtant encore de nos jours, on constate un paradoxe. « Dans mes cours, il y a souvent une majorité de femmes, alors que nous voyons sur les planches le contraire. »
Ses recherches se poursuivent avec une continuelle mise à jour de son ouvrage de référence. « Au lancement du livre au Festival mondial du cirque de demain à Paris, les gens couraient après les clowns pour avoir des autographes », révèle-t-il, encore ému par un tel souvenir. Si Yves Dagenais n’a pas transformé le monde comme il l’espérait, il continue toutefois d’enrichir sa profession de sa mémoire prodigieuse.
Pour en savoir plus sur le Centre de recherche en art clownesque : www.cracclown.net