Vijay Iyer et Craig Taborn: destins croisés et mondes parallèles

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Du 26 juin au 4 juillet, le Festival international de jazz de Montréal (FIJM) mettra les bouchées doubles pour marquer ses quarante ans. Disposant de tous les moyens pour fêter cet anniversaire, les organisateurs proposent quelques initiatives dans son programme, la plus intéressante étant probablement une vitrine offerte à la prestigieuse étiquette allemande ECM (voir l’article « Spécial festival » à la page suivante). Parmi les artistes de cette maison de disques, qui souffle cette année ses cinquante chandelles, les pianistes Vijay Iyer et Craig Taborn méritent une attention particulière. En début d’année, le premier enregistrement de ce tandem (The Transitory Poems) voit le jour. Dans la foulée de quelques concerts soulignant cette parution, ces pianistes de premier plan dans le jazz contemporain s’engageront de nouveau sur le sentier de l’improvisation totale, démarche qu’ils poursuivent inlassablement depuis leur première prestation en 2010. Avec une cinquantaine de concerts à leur actif, les musiciens racontent d’abord leurs cheminements respectifs, les circonstances menant à leur collaboration et enfin leurs projets individuels.

Photo: Monica Jane Frisell / ECM Records

 

2 x 1 = 176

Loin d’être une configuration inédite, le duo de piano relève plutôt de l’exception. À deux fois 88 notes, aucune instrumentation n’accote celle-ci en matière de tessiture sonore. Pourtant, cette abondance n’est pas sans créer des problèmes, surtout dans de moindres mains. Vijay Iyer et son complice Craig Taborn en revanche sont des claviéristes aux doigts assurés. Ayant plus de vingt ans de métier, ils sont tous deux au sommet de leur forme. Un seul coup d’œil sur la discographie de l’un et de l’autre démontre qu’ils sont autant sollicités comme accompagnateurs que comme chefs de groupe. Tous les deux au seuil de la cinquantaine, Taborn a fait son entrée en scène au milieu des années 1990, Iyer en fin de décennie.

Durant son premier cycle d’études à l’Université du Michigan, dans un programme d’études générales, Taborn est engagé par la vedette montante du saxo de l’époque, James Carter, tournant et enregistrant à ses côtés avant même de décrocher son diplôme. Deux ans après son premier disque en trio sur l’étiquette japonaise DIW, Taborn rejoint The Note Factory, ensemble du vétéran joueur d’anches d’avant-garde Roscoe Mitchell. Bien qu’il n’ait pas de souvenir précis de sa toute première rencontre avec Iyer, ce dernier se la rappelle toutefois.

« Fin 1998, juste après avoir terminé mon doctorat en Californie (son étude portant sur la cognition musicale), je m’installe à New York. Quelques mois plus tard, je vois Craig à la Knitting Factory avec ce groupe, qui comptait un second claviériste, Matthew Shipp. En 2001, Mitchell m’engage au pied levé pour une plus petite formation en remplacement de Shipp. Je dis bien au pied levé parce que je suis arrivé en Italie, en début de tournée européenne, sans avoir vu la musique. »

L’année suivante, la collaboration avec Taborn s’amorce durant une semaine de répétitions et d’enregistrement au Wisconsin, à la résidence de Mitchell de l’époque. « Roscoe est un musicien exigeant de nature, note Taborn, il faut travailler dur pour apprendre ses pièces. » Pour ce faire, les pianistes se sont mis à répéter sans les autres pour maîtriser certains subtils décalages, parfois de l’ordre de la double croche, aux dires d’Iyer.

Entre-temps, ils restent en contact, sans toutefois nourrir l’idée de jouer en public ensemble. En 2010, une occasion se présente lorsqu’un ancien compagnon d’études de Taborn, le compositeur Derek Bermel, les invite à se produire dans une série de concerts qu’il organise à l’Université Princeton au New Jersey. En prévision des concerts, Iyer et Taborn passent une semaine dans l’ancienne salle de pianos Steinway de New York, alors située en face de Carnegie Hall. De leurs séances préparatoires, les musiciens décident d’écarter tout matériel écrit pour composer tout simplement avec et dans l’instant. Les résultats de cette première rencontre leur semblent si concluants qu’ils resteront fidèles à la démarche.

All Improv… or Just About

Quant à ce choix, Taborn explique : « Il était important pour nous de toujours aller de l’avant et nous avons jugé que l’improvisation était le meilleur moyen pour assurer cette évolution. Elle posait le plus intéressant défi en ce qui concerne nos aptitudes. Nous aurions bien pu travailler avec du matériel écrit, mais pour le contexte donné et avec tout notre savoir-faire d’improvisateurs, la composition nous semblait une solution à un problème qui ne s’est jamais présenté à nous. C’est pourquoi nous avons continué dans cette voie et cette approche nous a toujours réussi. »

Bien que ce duo occupe une place importante dans leurs univers respectifs, il n’est pas unique, ni pour l’un ni pour l’autre. Iyer s’est livré à l’exercice à plusieurs reprises, entre autres avec Amina Claudine Myers, Andy Milne, Jason Moran et Kris Davis, cette dernière, une Canadienne d’origine, ayant également joué et enregistré en tandem avec Taborn (voir critique dans cette section). Quand il n’accompagne pas, Taborn dirige un quartette d’instrumentation classique (avec saxo ténor, batterie et contrebasse), son plus récent enregistrement (Daylight Ghosts) étant paru en 2017 chez ECM, comme l’album en sextette d’Iyer (Far from Over) – ce groupe ayant joué le mois dernier au FIMAV à Victoriaville.

Pour leur premier document discographique, les pianistes ont dérogé un brin à leur règle de base en intégrant une ligne mélodique composée par la pianiste Geri Allen, décédée en 2017. « Nous avons tous deux joué sa musique, note Iyer, ensemble et séparément, et il n’est pas rare qu’on lui rende hommage, du moins quand les circonstances s’y prêtent. J’ai pensé à son morceau When Kabuya Dances parce que nous étions dans une tonalité appropriée, je l’ai donc introduit et on l’a transformé en complainte, notre version étant fort différente de la sienne, bien plus rythmée et enjouée. »

Pour tous les atomes crochus qu’ils partagent, leurs carrières diffèrent sur un point : plus scolaire de nature, Iyer est en poste depuis cinq ans à la l’Université Harvard au Massachusetts alors que Taborn n’a aucune charge d’enseignement, sillonnant de préférence le monde au gré des ses engagements. Rejoint à Gand en Belgique, ce dernier profitait d’un petit weekend de congé en pleine tournée, sa neuvième depuis le Nouvel An !

Mondes parallèles

Pour les mois à venir, les deux musiciens ont déjà bien des choses en vue. Taborn, comme on s’en doute, a un carnet bien rempli : d’ici son passage montréalais, il effectuera un enregistrement avec le saxo alto Steve Lehman et plusieurs tournées, une en solo, une autre avec l’électronicienne Ikue Mori, voire un concert en hommage à Geri Allen avec Ravi Coltrane. Dans les mois à venir, il espère aligner les choses pour son second disque solo chez ECM, huit ans après son remarquable début Avenging Angel. Iyer, de son côté, n’entretient aucun projet spécifique de disque pour le moment, du moins pour sa maison, quoiqu’il compte poursuivre son autre duo avec le trompettiste Leo Smith en montant un nouveau répertoire pour des concerts européens à l’automne. De plus, il s’apprête à mettre sur pied un nouveau groupe, le Ritual Quartet, avec un saxo et deux musiciens du continent indien d’où sont issus ses parents. Pour le duo, enfin, la prestation montréalaise boucle une série de concerts coïncidant avec la sortie du disque, le prochain rendez-vous étant inscrit à la marquise du célèbre Wigmore Hall de Londres.

Vijay Iyer and Craig Taborn.

Quand on leur demande ce que l’un apprécie de l’autre en particulier, Iyer hésite d’abord en estimant qu’il est difficile de réduire une relation d’une vingtaine d’années à une seule chose, mais esquisse au moins une réponse : « Craig est non seulement curieux de nature, mais intarissable dans sa propre quête; il absorbe de nouvelles informations comme une éponge, se pose constamment des défis et évolue sans cesse, ce qui me semble être l’ordre naturel des choses. » Taborn en revanche valorise son partenaire musical pour son côté remarquablement réfléchi, lequel lui permet d’approfondir son approche artistique et ses procédés. « Il élargit constamment ses horizons à chaque concert par son engagement complet dans l’improvisation, c’est un gage de sa personnalité musicale.

Vijay Iyer et Craig Taborn
FIJM, 27 juin, 18 h, salle du Gesù.

Sur disque (tous chez ECM)
»The Transitory Poems (2018)
»Far From Over – Vijay Iyer Sextet (2017)
»Daylight GhostsCraig Taborn (2017)
»a cosmic rhythm with each stroke – Vijay Iyer et Leo Smith (2016)
»Far Side – Roscoe Mitchell Note Factory (2010)

Sur la toile :
» www.vijay-iyer.com
» www.ecmrecords.com (Pour Craig Taborn, entrer son nom dans la fonction Search.)

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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