Jeu de dames au FIJM (28 juin au 6 juillet, 2019)

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De sa naissance au siècle dernier jusqu’au tournant du millénaire, le jazz a été largement dominé par les hommes, au point d’être un bastion masculin par excellence, pour ne pas dire une chasse gardée. Ces dernières années, une nouvelle conscience se développe, laquelle donne droit de cité à la gent féminine. Jadis cantonnées aux rôles de chanteuses ou de pianistes, les femmes de jazz de notre temps jouent de tous les instruments, beaucoup d’entre elles avec autant de panache et de verve que leurs confrères masculins.

Au-delà de cette question d’une meilleure représentativité des femmes dans le jazz et de la reconnaissance publique qui en découle, il y a également celle de la parité dans les conditions de travail, incluant bien sûr la rémunération. Thématique de l’heure s’il en est une, le même salaire pour le même travail ne concerne pas juste le monde du spectacle, mais bien tous les secteurs de notre économie.

En Angleterre, une initiative milite depuis trois ans pour cette cause. Keychange a pour objet de promouvoir une meilleure visibilité des femmes dans les festivals en sensibilisant leurs organisateurs à cette problématique. Au Canada, par exemple, le Festival international de jazz d’Ottawa a accordé cette année presque autant de places aux femmes qu’aux hommes en tant que têtes d’affiche et compte même poursuivre sa démarche dans ses prochaines éditions.

Au Festival international de jazz de Montréal en revanche, on est en bien loin encore : en faisant le compte de tous les spectacles en salle, on arrive au rapport de 25/80 en faveur des hommes. Quoiqu’il en soit, ce critique a remarqué que près de la moitié de ses choix de concerts, soit quatre sur dix, était placé sous la direction de femmes, l’une avec une distribution entièrement féminine. Sur les quatorze musiciens participants aux spectacles concernés, le partage était parfaitement équilibré, soit sept messieurs et autant de dames. Un heureux hasard, quoi.

Par delà ces considérations, il faut, en tant que mélomane, fixer son attention sur la musique d’abord, sur ce qui se déroule sur scène, et moins sur ceux ou celles qui la produisent. Personne n’a le monopole sur la bonne musique, car il y a autant de femmes qui sont en mesure d’interpeller les spectateurs (et spectatrices) que d’hommes. Voici quelques impressions recueillies de cet échantillon de concerts vus au festival cette année.

Photo : H. Weinstein

Melissa Aldana Quartet — jeudi 28, 22 h 30

Lauréate du prestigieux concours de l’Institut Thelonious Monk en 2014, la saxophoniste ténor Melissa Aldana effectuait, en soirée d’ouverture, son second passage sur les planches du festival. Chilienne d’origine, mais installée dans la Grosse Pomme avant même sa participation au concours, elle prenait le chemin des festivals cet été, au Canada d’abord, poursuivant désormais son périple en Europe. Pour l’occasion, elle reprit la musique de son second enregistrement (Visions sur étiquette Motema), sorti à la mi-mai. Dans ce qu’il y a de plus classique comme formation instrumentale, elle était appuyée d’une section rythmique d’usage, soit le trio piano, basse et batterie. La musique au programme tirait son inspiration de la vie et de l’œuvre de l’artiste visuelle mexicaine Freda Kahlo (1907-1954), rescapée en quelque sorte des limbes de l’oubli ces dernières années. Dans la jeune trentaine, Aldana est une musicienne de jazz bien de notre temps : sonorité ample, maîtrise de tous les registres, jeu fluide, parfois prolixe, parfois plus retenu, mais comme tant d’autres qui évoluent dans le style. En fait, on se pose la question s’il était possible de l’identifier sans repères aucuns, comme l’on fait dans les Blindfold tests. Tel est le défi posé à tellement de jeunes musiciens et musiciennes de nos jours : comment raconte-t-on une histoire unique, facilement reconnaissable au son ou encore par la phrase tournée comme personne d’autre ?… Ses compositions, toutes bien fignolées, ne se détachent pas du lot de pièces écrites dans ce genre de jazz contemporain, respectueuses des valeurs traditionnelles du swing, des harmonies tonales et de l’agencement de solos, divisés pour la plupart entre elle et son pianiste Sam Harris. S’il y avait un électron plus libre, c’était justement ce dernier, quoique son jeu, souvent limité à des blocs d’accords, n’arrivait pas à décoller. En tout et partout, le concert se déroula comme il fallait, dans la bonne moyenne, mais en mal de surprises.

Photo : S. Lainez

Linda May Han Oh Quintet — dimanche 30, 17 h

À peine cinq minutes après le début de cette prestation en plein air (la seule des dix vues au festival), ce critique se rappela tout d’un coup pourquoi il évite les scènes extérieures. En un mot : la sono. La règle générale veut que le meilleur endroit pour bien entendre soit à côté de la console, mais l’auditeur se postant là, à une cinquantaine de mètres de l’estrade, se rendait compte que les premiers sons crachés des haut-parleurs donnaient l’impression d’assister à un show de rock et non de jazz. La contrebasse de la cheffe de groupe, Linda May Han Oh, était un bourdon indistinct et lourd qui enterrait le piano de Fabian Almezan à ses côtés. Ben Wendel, pour sa part, devait braquer le pavillon de son saxo ténor dans le micro pour se faire entendre. Seul un déplacement vers la barrière placée juste devant la scène a permis de rectifier le problème un peu, quoique le batteur Rudy Royster a joué de manière excessive, suscitant alors l’interrogation sur la nécessité de mettre des micros devant chacune des caisses et cymbales. Hormis de tels aléas, le groupe était quand même très bon. Née en Malaisie, mais élevée en Australie, Oh s’est rendue aux États-Unis pour étudier, puis s’établir. Une collaboration avec le trompettiste étoile Dave Douglas a rehaussé son profil considérablement, lui permettant de se lancer dans ses propres projets, comme celui-ci. La musique jouée ce jour-là était tirée de son premier disque sur la nouvelle étiquette Biophilia (géré par le pianiste), le second sorti en début d’année. Comme on pouvait s’y attendre, elle s’est bien mise en évidence comme soliste, autant à la contrebasse qu’à la basse électrique qu’elle joua pendant toute la seconde demi-heure. Quant aux autres musiciens, le pianiste ajouta quelques manipulations électroniques, pas toujours bien entendues à cause de l’amplification excessive, le guitariste Matt Stevens y allant de quelques envolées aux accents rock. Notons enfin que ce spectacle a eu lieu à l’écart du site principal au centre-ville, mais dans la banlieue de Verdun, soit sur un tronçon de sa rue principale. Belle idée que le festival se décentralise un peu, quoi qu’il leur ait fallu 40 ans pour y penser.

Photo. : R. Cole

Christine Jensen New York Quartet — mercredi 3 juillet, 22 h 30

Ces derniers temps, la saxophoniste Christine Jensen (jouant principalement de l’alto, mais aussi un peu de soprano) a consolidé sa réputation en tant que compositrice et arrangeuse. Après deux disques à la tête de son grand orchestre, elle signa ensuite le second disque de l’ONJ avec son Under the Influence Suite pour alors se tourner vers un projet conjoint en quintette avec sa sœur trompettiste Ingrid de New York. À peine une semaine après la tenue d’un concert de grand orchestre dédié aux femmes de jazz, événement dont le Festival de jazz d’Ottawa lui avait confié la direction, Jensen offrait cette fois-ci une tout autre proposition musicale, et une occasion parfaite pour vraiment déployer ses ailes d’instrumentiste. Entourée de trois consœurs new-yorkaises, Helen Sung (pno), Noriko Ueda (cb.) et Allison Miller (btr.), la saxophoniste ne pouvait demander mieux pour se lancer à corps perdu dans la musique. Les résultats de cette première rencontre sur scène étaient franchement convaincants. Les quatre dames ont livré leur marchandise avec une telle assurance qu’on aurait cru la formation établie depuis un bon moment. Le programme de compositions était varié du fait que tous les membres ont contribué, certaines pièces assez enlevées, d’autres plus recueillies et bien senties. Le plaisir était donc au rendez-vous, tant sur scène que dans la salle, les spectateurs leur accordant des applaudissements bien mérités et demandant même un rappel, qui leur a été consenti. Pour quand la suite, mesdames ?…

Photo : P. Gannushkin

Kris Davis solo — samedi 6 juillet, 22 h 30

Du quartette stimulant de Jensen, le retour au Gesù trois soirs plus tard se déroulait dans l’intimité d’un concert de piano solo. Kris Davis, Canadienne d’origine, mais New-Yorkaise d’adoption depuis presque vingt ans, s’est intégrée à une certaine élite de jazz, disons, plus expérimental. Sa présence dans un festival comme Montréal était un tant soit peu surprenante, ses pratiques musicales décidément éloignées des grands courants commerciaux prisés par le FIJM. Parmi les connaisseurs, les attentes étaient là, ce critique informé par une connaissance d’Ottawa que sa prestation en duo avec la saxophoniste Ingrid Laubrock était selon lui un fait saillant de ce festival. Tout portait à croire que… et pourtant, pour une raison quelconque, le courant ne passa pas. Remarquons que la salle n’était qu’au tiers plein, on pouvait s’y attendre un peu étant donné que seule une poignée de gens la connaissent ici. Par ailleurs, le piano était placé de manière à ce que son dos soit au public, créant ainsi une certaine distance et un manque de rapport avec lui. Musicalement, elle a fait vibrer les cordes au moyen de deux appareils employés par des guitaristes pour alors produire des effets de piano préparé en martelant d’autres cordes qu’elle avait recouvertes au préalable de bandes adhésives. Cette introduction somme toute fascinante bascula dans une séquence d’ostinato de la main gauche qui gomma la musique à la longue. Il n’y eut que deux pauses durant l’heure, la finale passant d’un autre long ostinato vers une interprétation tout à fait inattendue de Ask me Now, thème méconnu de Monk. À l’instar de la musique, les applaudissements étaient assez réservés, sans rappel aucun bien sûr. Meilleure chance la prochaine fois Kris et dans un contexte autre que celui du FIJM. Son placement en fin de festival n’aida pas à la cause, car les auditeurs, gagnés par l’usure de dix jours d’activités intenses, n’étaient sans doute pas aussi disposés à l’écoute d’une musique somme toute exigeante.

Propos de Marc Chénard

Voir critiques des spectacles de la Série Invitation ECM (en anglais)

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A propos de l'auteur

* Marc Chénard est rédacteur responsable de la section jazz du magazine depuis 2000. Il est journaliste de carrière spécialisé en jazz et en musiques improvisées depuis 35 ans. Ses écrits ont été publiés en anglais, français et allemand dans sept différents pays. *Marc Chénard has been the jazz editor of this publication since year 2000. He is a dedicated writer in the fields of jazz and improvised music for about 35 years. His writings have appeared in English, French and German in seven different countries.

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