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La rafale soulevée par une dextérité digitale fulgurante accouche une série de notes sur le champ noir et blanc du clavier d’un piano. Les mains du pianiste se meuvent à un rythme effréné, tel le moteur d’un papillon supersonique, livrant sans réserve chaque atome de sa pensée musicale. Tel est l’impact du jeu d’Oscar Peterson, même 100 ans après sa naissance, le 15 août 1925.
Décédé le 23 décembre 2007, Oscar Peterson a surmonté toutes les barrières. Pianiste jazz de calibre historique, il a gagné le respect d’artistes et de musiciens de tous les genres. À une époque marquée par la ségrégation raciale, il a tracé le chemin pour plusieurs générations de musiciens noirs durant une carrière de plus de soixante ans. Ayant grandi dans la Petite-Bourgogne, quartier d’immigrants de Montréal, Peterson est reconnu comme une véritable légende canadienne.
La Petite-Bourgogne : le berceau du jazz à Montréal
Petite-Bourgogne, voies ferrées en direction nord. Photo : Nancy Oliver-Mackenzie
Né à une époque où la vie en Amérique du Nord était toujours réglementée par les enjeux raciaux, Peterson a grandi alors que la Grande Dépression répandait ses tentacules insidieux à travers le continent. Fuyant la tyrannie des lois racistes, la pauvreté et la prohibition, nombre de familles américaines et antillaises ont afflué vers Montréal, ville connue pour sa vie nocturne, ses maintes opportunités et sa joie de vivre. Bien que relativement tolérant comparé aux États-Unis, le Canada n’a pas échappé au racisme, qui a imprégné l’ensemble des institutions, lois et règlements, ainsi que la culture jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle.
En 1917, les employés des voies de fer se sont mobilisés pour obtenir une meilleure protection de l’emploi et de meilleurs salaires en formant le premier syndicat noir en Amérique du Nord. Dans les années 1920, travailler pour le chemin de fer était l’un des rares moyens légitimes et respectables pour les hommes noirs de gagner leur vie. Abritant les gares du Canadian Pacifique et du Canadian National Railway, la Petite-Bourgogne attira de nombreuses familles immigrantes et notamment noires. Parmi elles, Daniel Peterson, porteur au Canadian Pacifique, son épouse Kathleen et leurs cinq enfants : Fred, Daisy, Charles, Oscar et May.
Quatrième des cinq enfants Peterson, Oscar démontra très tôt un talent musical prometteur et une détermination précoce. Ses deux seuls professeurs connus ont été sa sœur Daisy Peterson Sweeney et le pianiste hongrois de formation classique Paul de Marky. Par l’intermédiaire de son propre maître, István Thomán, de Marky transmettait l’héritage de Franz Liszt, le premier grand virtuose du piano.
Bien que l’impact de cette tradition sur l’éducation musicale de Peterson ne soit pas clair, la rigueur et la discipline inhérente à la formation classique auront certainement contribué à sa maîtrise exceptionnelle du piano. Son père, Daniel Peterson, a également exercé une influence profonde.
« M. Peterson était un homme sévère qui veillait à ce que tous ses enfants reçoivent une éducation musicale solide », se rappelle le pianiste Oliver Jones, ami et collègue de Peterson, de neuf ans son cadet, et tout comme lui, légende canadienne du jazz. Peterson père aura sans doute poussé son plus jeune fils à exploiter son talent inné au-delà de sa fratrie.
« Tu dois devenir le meilleur, il n’y a pas de deuxième meilleur », disait-il à Oscar alors qu’ils discutaient d’une carrière de musicien professionnel. Le talent jouait, comme aujourd’hui, un rôle crucial dans l’ascension sociale et le soutien des familles qui vivaient à la jonction entre la précarité, la survie et la misère. Ce contexte a incité le jeune Oscar à saisir chaque occasion d’affiner son talent pour gagner sa vie le plus rapidement, défiant toute attente.
La Petite-Bourgogne hébergeait des écoles, des églises et des clubs de jazz qui offraient aux Canadiens noirs un espace sécuritaire, exempt de discrimination. Les communautés étaient soudées et l’église occupait une place centrale dans la vie sociale.
Le jazz s’épanouissait dans ses nombreux clubs, notamment le Rockhead’s Paradise, le premier détenu par un homme noir. Montréal devint une plaque tournante du jazz en Amérique du Nord grâce aux nombreuses vedettes américaines de passage, aux possibilités offertes aux musiciens locaux d’affiner leurs savoir-faire et aux influences musicales amenées par l’essor des réseaux de transports et de la radio.
Un terreau fertile qui a alimenté le talent hors-norme d’Oscar Peterson. « Mon père a toujours gardé la Petite-Bourgogne près de son cœur, explique sa plus jeune fille, Céline Peterson. Avec l’âge, il a élargi sa réflexion. Il disait qu’il aimait se retrouver chez lui – ce qui signifiait pour lui non seulement le Canada, mais Montréal. »
Céline se souvient de ses tournées avec son père : « Il amenait des bouts de Montréal et de la Petite-Bourgogne avec lui partout dans le monde. Il souriait lorsqu’il rencontrait des Montréalais en Europe ou en Asie. Il se mettait à parler français et ça le rendait très heureux. Il portait cette immense fierté en lui. »
Oscar Peterson avec sa fille Céline en coulisses au Festival international de Jazz de Montreal (1995).
Sur les traces d’un grand Canadien
Pianiste, improvisateur et chambriste hors pair, les huit Grammy qu’il a remportés entre 1975 et 1997 témoignent de la qualité de ses compositions, inspirées de ses racines canadiennes.
Selon le batteur Jim Doxas, le récit musical de Peterson relie les quatre coins de notre vaste pays : « Il a composé plusieurs grands morceaux, dont la Canadiana Suite ou la Trail of Dreams, qui permettent de visualiser musicalement l’étendue d’un océan à l’autre, de Terre-Neuve et l’Île-du-Prince-Édouard jusqu’à Vancouver et Victoria. À travers son art, il a su raconter une histoire qui nous rassemble, comme l’a fait Joni Mitchell, entre autres. Je pense qu’ils se ressemblent, non pas dans leur forme d’art ou dans leur façon de s’exprimer, mais dans ce qu’ils ont puisé de leurs pays », ajoute-t-il.
En écoutant les enregistrements en direct de Peterson à compter des années 1960, on est fasciné par l’activité d’un esprit calibré à un degré d’intensité surhumain, tissant des chemins mélodiques infinis à l’intérieur d’un labyrinthe harmonique en mouvement. C’est le jeu d’un phénomène qui de temps à autre change le cours de l’histoire musicale.
Il semble que le destin a joué dans l’ascension de Peterson, le propulsant de vedette locale à célébrité internationale : un soir vers la fin des années 1940, l’imprésario américain Norman Granz entendit une émission de radio en direct du club où jouait le pianiste. En route vers l’aéroport, il demanda au chauffeur de faire demi-tour et de le conduire au club où avait lieu le spectacle, l’Alberta Lounge, au centre-ville de Montréal. La relation qui s’ensuivit lança Peterson dans une carrière majeure.
Hymne à la liberté
En 1949, Granz a présenté Peterson en tant qu’invité-surprise à la fin d’un de ses concerts Jazz avec l’Orchestre philharmonique de New York au Carnegie Hall. Par la suite, Peterson entama une série de collaborations et de tournées avec les plus grands artistes jazz du monde : Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Lester Young et Billie Holliday. Peu après, il fonda un trio légendaire avec le contrebassiste Ray Brown et le guitariste Herb Ellis.
Granz et Peterson partageaient de profondes valeurs humaines. « En parlant de papa et du mouvement des droits civiques, il faut absolument mentionner Norman Granz », déclare Céline Peterson.
Il a été l’un des premiers à mettre fin à la ségrégation des spectateurs dans les salles de concert et à assurer l’égalité de rémunération et d’hébergement entre les artistes blancs et noirs qu’il représentait. Granz et Peterson ont rencontré de nombreux obstacles durant leur tournée commune, surtout en raison de la discrimination, comme des altercations avec la police et des insultes raciales.
« Au fur et à mesure que la notoriété de papa grandissait, il n’allait pas passer sous silence la façon dont ces expériences l’ont affecté, explique Céline. L’écriture de l’Hymne à la liberté [Hymn to Freedom] a montré comment cette partie de sa vie et de sa carrière resterait au premier plan pour lui. Cette composition a touché tant de gens et a démontré, du moment qu’il l’a mise sur papier, qu’il y a des choses plus puissantes que la haine. »
Un héritage célébré : le centenaire d’Oscar Peterson
En plus d’avoir captivé des générations de mélomanes avec le total laisser-aller de ses improvisations et solos, Oscar Peterson a frayé la voie à de nombreux artistes de sa communauté. « Oscar m’a fait le plus beau cadeau du monde en me montrant qu’un petit garçon noir sans éducation pouvait devenir l’un des meilleurs au monde, confie Oliver Jones. Je n’ai jamais vu quelqu’un saisir le piano comme Oscar. Parfois, il jouait une seule note et tout s’ouvrait. »
Les deux fils légendaires de la Petite-Bourgogne ont donné leur seul concert ensemble en 2004, au 25e Festival international de Jazz de Montréal. « Je me rappelle ce merveilleux concert, dit Jones. Alors que nous nous accrochions l’un à l’autre, je me suis dit : ‘cela fait près de 80 ans que je connais cet homme et que nous veillons l’un sur l’autre.’ Je suis tellement reconnaissant pour tout cela – mon amour pour Oscar et tout ce qu’il a accompli. »
Pour célébrer le centenaire d’Oscar Peterson, Jim Doxas et Céline Peterson ont coorganisé une tournée, la publication d’enregistrements d’archives, de mémoires inédits et une exposition des photographies que Peterson a prises au fil du temps. La tournée de concerts à laquelle participeront de nombreux musiciens canadiens ainsi qu’un ancien membre du quatuor de Peterson, Ulf Wakenius, se poursuivra jusqu’en décembre 2025 et culminera au Massey Hall de Toronto le 14 juin et au Festival international de Jazz de Montréal les 1er et 4 juillet.
« En tant que directeur musical, j’aimerais souligner l’amour profond d’Oscar pour son pays et son engagement à ne jamais oublier ses racines dans la Petite-Bourgogne, explique Doxas. Il a grandi à quelques kilomètres de chez moi, à Montréal. En tant que Canadien et Montréalais, j’en suis très fier. »
« La chose que j’admire le plus chez mon père, dit Céline, c’est qu’il est resté authentique. C’est sans doute l’aspect le plus important lorsqu’on choisit de vivre dans l’art. Pour lui, il n’y a jamais eu d’autre choix que de défendre ce en quoi il croyait : il a toujours été fidèle à lui-même, que ce soit dans la musique ou dans ses valeurs. »
Lecture : Montréal à l’heure du jazz : autour de l’étiquette Ajax
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