This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)
Yves Beaupré a la chance d’exercer un métier aussi rare que passionnant : il est le seul Québécois à se consacrer entièrement à la facture de clavecin. Depuis près de quarante ans, il crée entre trois et cinq instruments par année, ayant chacun une décoration et une sonorité qui lui est propre, bien que plusieurs soient conçus au départ suivant le même modèle. Dès qu’un clavecin est terminé, l’atelier montréalais s’emplit d’amis et de musiciens venus voir la nouvelle merveille, qui s’anime alors sous les doigts du facteur interprète, lui-même étonné du résultat. L’instrument est ensuite acheminé à son nouveau propriétaire, au Québec souvent, mais aussi en Ontario, aux États-Unis, à Hong Kong… En effet, Yves Beaupré, à l’instar de nos facteurs d’orgues, s’est bâti une solide réputation à l’étranger. Il nous raconte ici son ambitieux parcours.
Comment avez-vous découvert le clavecin ?
Dans les années 1970, quand j’étais adolescent, il y avait encore très peu de clavecins au Québec. Cela dit, le facteur américain Frank Hubbard, après avoir étudié les instruments historiques en Europe, avait ouvert son atelier à Boston depuis plusieurs années déjà et devant le succès remporté, avait lancé un modèle de clavecin en kit, qu’on pouvait faire venir et construire soi-même. Le cégep de Saint-Laurent, où j’étudiais, possédait un de ces instruments, habilement monté par Gaston Ouellet. J’étais arrivé avec l’idée d’apprendre le piano, mais dès que j’ai touché au clavecin, ça a été le coup de foudre ! J’ai tout de suite voulu m’y consacrer entièrement. Réjean Poirier venait d’être engagé comme professeur et j’ai été son premier élève. Un cours de clavecin au cégep, c’était vraiment nouveau pour l’époque.
Comment en êtes-vous venu à construire des clavecins ?
À dix-sept ans, je vivais déjà seul en appartement. J’avais besoin d’un clavecin pour travailler chez moi, mais j’étais sans le sou, alors j’ai vite décidé d’en fabriquer un moi-même. Mon professeur Réjean Poirier avait construit lui aussi quelques clavecins en kit vendus par Hubbard et il m’a prêté un plan, à partir duquel j’ai réalisé mon premier instrument. Il se trouve aujourd’hui au domaine Forget. J’étais satisfait du résultat, mais je ne savais pas encore que je serais facteur de métier. Je voulais continuer ma carrière de musicien et j’ai obtenu un baccalauréat en interprétation en 1980.
À l’époque, le Studio de musique ancienne était déjà bien actif…
Oui, Christopher Jackson et Réjean Poirier réalisaient un travail d’animation remarquable et leurs concerts attiraient des foules, alors même que les œuvres qu’ils jouaient étaient souvent inconnues, comme l’Oratorio de Noël de Schütz. J’ai eu la chance de me joindre à eux pendant quelque temps, et j’en suis très fier ! En 1980, nous avons été invités, chœur et orchestre, pour une tournée de six semaines en France et en Espagne. Nous travaillions alors en collaboration avec des comédiens et des danseurs français pour monter une pièce de Marivaux où nous avions introduit des intermèdes musicaux. Déjà, c’était le théâtre baroque dans toute sa richesse. Nous avions vraiment la sensation de vivre une époque fascinante. Tout, absolument tout était à faire et j’arrivais au bon moment.
Vous vous mettez ensuite pour de bon à la facture…
Il y avait une forte demande venant de jeunes musiciens et d’amateurs, alors j’ai finalement ouvert mon atelier à Montréal. J’ai ensuite obtenu une bourse et j’ai entrepris avec ma femme, la soprano Danièle Forget, un voyage d’études en Europe. Là-bas, on m’enfermait dans les réserves des musées et j’avais le temps d’étudier des clavecins historiques comme je le voulais. Je suis allé entre autres à Édimbourg, où il y a une collection fabuleuse de claviers anciens, au Fenton House de Londres et au Musée du Conservatoire de Paris. J’ai ramassé des tonnes de notes et de photos, tandis que Danièle, qui est aussi peintre et qui a décoré un grand nombre de mes instruments, prenait des croquis pour préparer ses futurs dessins. Pendant ce voyage, je suis tombé amoureux d’un instrument français du XVIIe siècle construit par Vaudry, qui est au Victoria et Albert Museum de Londres. Ce clavecin est en excellent état et j’ai pu en faire des copies par la suite. Comme c’est le seul instrument conservé de ce facteur, je pense avoir contribué en le reproduisant à le faire connaître. Je me souviens d’avoir exposé une de mes copies au Festival de musique ancienne de Boston et d’avoir eu la joie de voir Gustav Leonhardt qui était de passage s’y intéresser longuement.
Vous êtes retourné en Europe par la suite ?
Oui. Lors de voyages subséquents, j’ai visité les ateliers de facteurs comme Reinhard von Nagel, pour me tenir au courant des progrès réalisés là-bas. Une rencontre marquante a été celle d’Hubert Bédard, qui m’a accueilli au château de Maintenon et m’a donné accès au Musée de Chartres, dont il avait restauré les clavecins. C’est fantastique de penser qu’un Québécois a fait revivre une grande quantité d’instruments historiques en Europe ! C’était un homme très généreux et très gentil, qui m’a apporté une grande confiance en moi. Il était heureux qu’un jeune compatriote marche sur ses traces. Par la suite, à Montréal, j’ai entamé une belle et étroite collaboration avec Luc Beauséjour, qui m’a acheté pour la première fois un clavecin en 1984, un modèle allemand. Nous avons échangé depuis ce temps et réalisé de nombreux projets ensemble. Luc possède aujourd’hui quatre de mes instruments, dont un clavecin pédalier, et les a beaucoup joués en concert et enregistrés. Dès le début du mouvement, nous avons réalisé plusieurs disques de musique ancienne au Québec, notamment à l’initiative de Jacques Boucher. C’était stimulant et encourageant.
Aujourd’hui, le clavecin suscite-t-il le même intérêt qu’à vos débuts ?
Oui, l’intérêt est toujours là, venant de professionnels comme d’amateurs, et mon carnet de commandes est plein pour 2019. Je ferai notamment un clavecin italien à deux claviers, un modèle peu courant. Je caresse aussi le projet de construire un pianoforte d’après un original conçu par Silbermann en 1749. Je trouve fascinant que le piano soit apparu à une époque où le clavecin brillait encore de tous ses feux. En fait, on oublie souvent que les clavecins et les pianos se sont côtoyés amicalement pendant de nombreuses années. Carl Philipp Emanuel Bach a même écrit un concerto spécifiquement conçu pour faire dialoguer les deux instruments. Leur apparence extérieure est similaire, tout comme leur volume sonore, mais la mécanique est très différente et c’est cela qui m’attire. Cela dit, le clavecin, ou plutôt les clavecins resteront ma passion : il en existe une telle variété ! Entre la finesse et la rondeur des grands instruments français, la robustesse des italiens, le fruité des flamands, la clarté des allemands, comment choisir ? Je veux tout essayer, tout jouer. Impossible de m’ennuyer, même si j’ai déjà construit cent soixante clavecins.
Y a-t-il une relève à l’atelier ?
L’absence de relève est toujours une inquiétude lorsqu’on fait un métier comme le mien, surtout à une époque où la technologie est plus valorisée que le savoir-faire artisanal. J’ai cependant la grande joie d’annoncer que mon fils Benoît, trompettiste de jazz, travaille depuis un an maintenant avec moi et s’implique dans plusieurs étapes de la fabrication des instruments. Peut-être pourrons-nous présenter bientôt des clavecins signés Yves et Benoît Beaupré, j’en serais très fier !
Visitez l’atelier d’Yves Beaupré en ligne :
www.youtube.com/watch?v=TCMPbXCG12g
www.clavecinsbeaupre.com
This page is also available in / Cette page est également disponible en: English (Anglais)