Le blues des bas-bleues

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En 2019, les Canadiennes tiennent le droit de fréquenter l’université pour acquis. Il n’y a pas si longtemps, cependant, les universités étaient réservées aux hommes. L’Université McGill a admis ses premières étudiantes en 1884. Marie Sirois fut la première femme à recevoir un diplôme d’une université francophone – l’Université Laval – en 1904.

La nature étrange des raisons invoquées au 19e siècle pour interdire une éducation supérieure aux femmes est soulignée dans Blue Stockings, de la dramaturge britannique Jessica Swale, qui sera présentée bientôt au Studio Jean Valcourt grâce aux Persephone Productions. Dans cette pièce, qui se déroule en 1896, un psychiatre pontifiant de Cambridge affirme : « Un homme qui laboure les champs toute la journée n’a pas la capacité de faire un effort mental. De même, une femme qui dépense son énergie à exercer son cerveau le fait aux dépens d’autres organes vitaux. Les centres nerveux des femmes sont fragiles et la pression peut les affaiblir, les laissant impropres à la maternité. » (Suivant cette même logique, les activités intellectuelles pourraient tout aussi bien mettre les pénis en péril.)

Swale a dédié Blue Stockings, sa première pièce très applaudie, à la championne de l’éducation et Prix Nobel Malala Yousafzai, qui a survécu à une tentative d’assassinat par les talibans au Pakistan en 2012. Blue Stockings a été créée au Globe Theatre à Londres en 2013. Gabrielle Soskin signera la mise en scène de la production de Persephone. Elle a récemment repris la direction de la compagnie qu’elle a fondée il y a vingt ans, après une interruption de six ans pendant laquelle Christopher Moore a agi comme directeur artistique. Persephone demeure une compagnie de théâtre inscrite comme société sans capital et ne reçoit aucune subvention des gouvernements; ainsi l’équilibre du budget est un souci constant. Sauf que la compagnie peut compter sur une base fidèle d’amateurs et de donateurs.

Lorsque j’ai rencontré Soskin dans un café de Westmount cet été, elle débordait d’enthousiasme pour Blue Stockings. Nous nous sommes rapidement lancées dans une discussion sur le sens que représentait pour chacune l’expression « bas-bleu » (bluestocking). Pour Soskin, cela a signifié se faire dire par sa mère, à Londres, dans les années 1950 : « Chérie, je ne veux pas que tu sois un bas-bleu ». L’idée était qu’un diplôme universitaire allait nuire à ses chances de mariage.

J’ai été étonnée d’apprendre que le terme bas-bleu avait pu persister jusque dans les années 1950. Je croyais qu’il appartenait au 19e siècle, quand on s’en servait pour insulter des femmes comme ma grand-mère maternelle Beatrice Legge, une jeune poète. Alors qu’elle enseignait dans le nord-est de l’Ontario, elle arrondissait ses fins de mois en vendant des nouvelles et des poèmes aux journaux locaux. (À l’époque, les journaux publiaient avec autant de fierté de la littérature et les actualités.)

La double carrière de ma grand-mère a pris fin lorsqu’elle a épousé mon grand-père en 1905, les femmes mariées n’étant pas autorisées à enseigner. Ses cinq enfants ont rapidement réduit son temps consacré à l’écriture, mettant fin à ses jours de bas-bleu. Mais elle a vécu longtemps, préférant la lecture à la cuisine, et racontait des histoires délicieusement effrayantes à ses petits-enfants.

Historiquement, le terme « bluestocking » vient du nom d’un salon littéraire en Grande-Bretagne tenu par lady Elizabeth Montagu dans les années 1750. Au début, les hommes étaient admis. Un jour, un éditeur masculin s’est présenté en portant des bas bleus peu distingués. On s’est emparé de son faux pas pour former un nom : la Société des bas-bleus. En 1811, ces premières féministes ont fait l’objet d’une satire dans un opéra-comique intitulé M.P., or The Blue Stocking, sur un livret du poète irlandais Thomas Moore (auteur de The Last Rose of Summer).

Le terme a vite traversé la Manche pour devenir le péjoratif bas-bleu. Gustave Flaubert en donne une définition dans son Dictionnaire des idées reçues : « Bas-bleu : Terme de mépris pour désigner toute femme qui s’intéresse aux choses intellectuelles. »

Bientôt, la Blue Stocking Society devint un mouvement de promotion du droit à une éducation postsecondaire, ouvrant la voie aux suffragettes – et aux femmes qui voulaient simplement gagner leur vie de façon autonome. (L’invention de la machine à écrire, brevetée en 1868, fut un autre facteur de libération économique.) Dans la pièce Blue Stockings, Swale a situé l’action à l’université de Cambridge, au moment où le collège Girton autorise pour la première fois des femmes à étudier aux côtés des hommes, bien qu’elles n’aient pas encore le droit d’obtenir un diplôme. Une jeune femme veut devenir scientifique, une autre, médecin. La directrice des études leur conseille la discrétion et la diplomatie pour faire avancer leur cause alors qu’une employée prône l’action politique.

Soskin est une ancienne professeure d’art dramatique au collège John Abbott et elle a fondé Persephone Productions en vue d’améliorer les chances d’emploi de ses étudiants après leurs études. Ce qui l’a attirée vers cette pièce est la parité entre les sexes. Il y a plusieurs premiers rôles autant masculins que féminins. « Swale tient à souligner que les hommes ne sont pas des monstres, seulement de jeunes hommes de leur temps, dit Soskin. Ils se sentent extrêmement menacés par ces étudiantes, craignant qu’elles les supplantent. »

Le rôle de la globetrotteuse Carolyn est joué par Camila Fitzgibbon, une récente diplômée en théâtre de John Abbott. Elle a étudié l’informatique et les affaires et elle est la fondatrice et rédactrice en chef de la publication en ligne Montreal Theatre Hub. Elle fait aussi des reportages sur le théâtre dans le bulletin de nouvelles du matin de Global TV. Fitzgibbon jure qu’elle n’avait jamais entendu le terme bluestocking avant de se joindre à la production, mais on pourrait la décrire comme un bas-bleu moderne, repoussant sans cesse les limites de ses réalisations intellectuelles. Née et élevée au Brésil, elle se félicite de toutes les possibilités d’éducation qu’elle a trouvées ici.

Le portrait dans la pièce de femmes obligées de choisir entre l’amour et la connaissance fait vibrer en elle une corde sensible. « La plupart d’entre nous avons le choix aujourd’hui, dit-elle, mais c’est encore une lutte. » Elle souligne que tous les personnages de la pièce sont « complexes et multidimensionnels », y compris les hommes. Quant aux femmes, « tout ce qu’elles désirent, c’est d’être reconnues comme des égales ».

Bien que le combat pour l’égalité dans les institutions de haut savoir mené par les « bas-bleus » dans les années 1890 ait au départ profité aux classes relativement privilégiées, les répercussions se sont fait sentir dans l’ensemble de la société. De nos jours, les femmes peuvent devenir des astronautes, des médecins, des directrices de théâtre ou des professeures d’université. Mais 125 ans après l’arrivée des femmes à McGill, les écarts salariaux entre les hommes et les femmes demeurent substantiels dans certaines universités canadiennes, tant anglophones que francophones, y compris l’Université de Montréal. Les femmes universitaires ont toujours raison de chanter le blues des bas-bleus,

La pièce Blue Stockings de Jessica Swale est présentée du 17 au 27 octobre, du mercredi au samedi, à 20 h. Des représentations ont lieu à 14 h les dimanches 20 et 27 octobre et le mercredi 23 octobre. Studio Jean Valcourt, 4750, rue Henri Julien. Billets : 30 $, étudiant/aîné 25 $, groupes d’étudiants (10 ou plus) 14 $. Tél. : 514-873-4031, poste 313.

Courriel : [email protected]

www.conservatoire-montreal.tuxedobillet.com

Traduction par Alain Cavenne

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