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La plupart des disques sont remplaçables. Quelques-uns sont mémorables, une mince portion d’entre eux est précieuse et, de temps en temps, on en trouve un qui est indélébile. Ce coffret est quelque chose. Je pense que c’est la première fois que je décris une compilation comme étant indispensable.
Les cinq disques comprennent tous les enregistrements de Dmitri Chostakovitch jouant ses compositions pour l’État russe. Le compositeur était un pianiste génial et son jeu peut être considéré comme faisant autorité – une référence pour toutes les interprétations futures. Les enregistrements n’en demeurent pas moins marqués par le lieu et l’époque. On est en Union soviétique, de 1946 à 1958, et une dernière séance a lieu dans l’appartement du compositeur à Moscou en 1968, alors qu’il était trop faible pour aller enregistrer en studio la Sonate pour violon et piano avec David Oistrakh.
Dans les enregistrements plus anciens, alors que Staline s’apprêtait à lancer sa deuxième vague de terreur, Chostakovitch joue onze chansons folkloriques juives au piano, accompagné de trois chanteurs. Aucun d’entre eux n’a une voix renversante. Le compositeur cherche un son intimiste et un air empreint de deuil : six millions de Juifs viennent d’être assassinés et on peut l’entendre entre les lignes de ce chef-d’œuvre. Chostakovitch a le don de saisir la rythmique de la parole juive et ses modes plaintifs. Les Rivkes et les Dovids de ses chansons véhiculent l’esprit juif. La voix principale est celle de la soprano Nina Dorliak, compagne de Sviatoslav Richter; la contralto est Zara Dolukhanova et le ténor Alexei Maslennikov. Certaines chansons n’ont pas une sonorité juive. Chostakovitch a pour objectif de transcender l’ethnicité pour atteindre l’humanité. J’ai retenu mon souffle tout au long de ce cycle musical. Pourquoi l’entend-on si rarement ?
Les enregistrements des deux Concertos pour piano sont assez familiers, même si de nouveaux auditeurs pourront être étonnés par le jeu du trompettiste Iosif Volovnik, un maître illustre de l’instrument. Le compositeur, en tant que pianiste soliste, se retrouve presque au second plan.
Oistrakh et le violoncelliste Daniil Shafran le rejoignent pour la musique de chambre, comme le Quatuor Beethoven pour le Quintette avec piano, op. 57. Il fait confiance à ses acolytes : ils ne le trahiront pas, se dit-il. Il joue avec son fils, Maxim, un Concertino pour piano à quatre mains, ainsi que la totalité des Vingt-quatre préludes et fugues.
Mais l’expérience devient réellement saisissante dans le disque final, où Chostakovitch, en 1954, s’assoit à son piano avec son ami et voisin, Mieczyslaw Weinberg, pour jouer à quatre mains sa nouvelle Dixième symphonie. Gardez cette date en mémoire : Staline est mort depuis un an et Weinberg vient d’être libéré de sa cellule du NKVD (la police politique soviétique) par l’intervention courageuse de Chostakovitch. La Symphonie no 10 souligne une ère de pure terreur tout en avançant timidement vers la lumière, osant à peine représenter un avenir meilleur. J’écoutais bouche bée. Rarement la musique a-t-elle reflété aussi fidèlement un moment de l’histoire, le projetant et l’immortalisant. « Indispensable » serait un euphémisme.
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