Tel que présenté le mois dernier dans la section jazz, l’Off Festival de Jazz de Montréal s’annonçait comme l’une des plus ambitieuses de son histoire : 35 concerts répartis sur neuf scènes en autant de jours, 152 artistes (selon son nouveau directeur administratif, Patrice Servant), soit une fois et demie le contingent de l’année dernière.
Photos : Jean-Pierre Dubé
Plus importante encore était la participation d’artistes étrangers, dont un grand ensemble de France (comprenant quelques Américains), trois d’Italie et un gros nom de New York, le batteur et vibraphoniste Joe Chambers. Suivant la fermeture du Café Résonance cette année, la série de concerts 5 à 7 s’est déplacée du quartier Mile-End à Saint-Henri dans un sous-sol de restaurant géré par la SJSH (Société. de Jazz de Saint-Henri), lequel a été le théâtre d’un tout nouveau mini-festival de jazz en mai dernier. En contrepartie, le Bar Dièse Onze et Upstairs étaient de nouveau de la partie, tout comme le Lion d’or (1 spectacle) et le théâtre de la Plaza, angle Saint-Hubert et Beaubien.
Petite nouveauté, deux spectacles en plein air (pas évident en octobre), l’un dans le West Island à Pointe Claire, l’autre prévu dans la rue adjacente du Musée des Beaux-Arts, mais annulé par la flotte. Parlant d’annulation, le concert à grand déploiement de l’ONJ Montréal, dédié à Sinatra et Fitzgerald. a passé à la trappe en raison de la trop faible vente des billets (ce qui se comprend quand il n’y avait que 28 places vendues pour la salle Claude-Champagne de l’U de M. à sept jours de sa tenue en soirée de clôture.) Par delà ces bémols, il y avait tout de même des dièses à noter, quelques-uns parmi les six spectacles choisis par ce critique, celui du 7 octobre étant son clou du festival.
Actes 1 et 2 – Vendredi 7 (Théâtre de la Plaza) : Orchestre National de Jazz de France (ONJ) – Ex Machina; jeudi 6 (Dièse Onze) : Big Four
En seconde soirée, l’ensemble hexagonal de 15 musiciens et deux électroniciens occupaient la totalité de la scène du Théâtre de la Plaza. Bien que l’ONJ France soit identifié comme un big band de jazz, cette édition s’éloignait de la norme, et ce, à plus d’un titre. De l’un, son instrumentation était hétérodoxe, notamment par l’inclusion de deux vibraphones, des bois divers, les saxos bien sûr, mais aussi une flûtiste et une clarinettiste, sans oublier deux opérateurs de dispositifs électroniques qui se servaient de systèmes d’intelligence artificielle pour capter les sons acoustiques pour ensuite générer de nouvelles couches sonores en temps réel. Une autre dimension audacieuse consistait à intégrer des concepts de la musique dite spectrale développée par des compositeurs tels Jean Barraqué et Tristan Murail, ce dernier ayant même été le mentor du premier des codirecteurs actuels de cet ensemble.
Steve Lehman, de l’un, a largement contribué au répertoire de la soirée à titre de compositeur et d’exécutant tandis que le second, Frédéric Maurin, a agi comme chef d’orchestre. Divisé par un entracte, le concert a présenté l’ensemble sous deux angles différents, la première moitié misant davantage sur l’ensemble, la seconde plus axée sur des solos de ses membres.
Pour être à la hauteur d’une telle musique, dense et même foisonnante par moments (surtout dans les premiers morceaux), un ensemble doit être rodé au quart de tour, ce qui était bien le cas ce soir-là. Lorsque l’on sait que cet orchestre arrivait en ville après avoir donné trois concerts aux États-Unis dans les jours précédents, cela était de bonne augure pour cette finale de mini-tournée nord-américaine. (D’aucuns peuvent nier le fait qu’il n’y a rien de plus salutaire pour un groupe que de donner une série de concerts pour bien roder un nouveau programme. On y reviendra sur ce point.) Notons enfin que l’ensemble a offert en rappel un cadeau aux festivaliers, soit un morceau inédit, jamais joué dans ses concerts antérieurs, même pas à sa première mondiale donnée à Paris au début de cette année. Pour les intéressés, l’orchestre se réunira en janvier au studio Bauer en Allemagne (sûrement connu des amateurs de l’étiquette ECM)’ pour réaliser le disque, la sortie prévue vers la fin de l’été prochain.
Quatre des musiciens de cette grande formation se sont produits la veille au Dièse Onze, en ouverture de la série de fins de soirée de l’Off. Dirigé par le saxo ténor Julien Soro, son ensemble, le Big Four, comptait l’une des instrumentations les plus inusitées du festival, ses accompagnateurs jouant du vibraphone, du sousaphone (si, si) et de la batterie. En une seule représentation (sans entracte), le groupe s’est adonné à une musique fort jouissive, laquelle pouvait bien swinguer, voire à déborder les cadres des compositions de son chef. Pour les trois derniers morceaux, le saxo alto Erik Hove s’est greffé au quartette et n’a pas du tout détonné, et ce, malgré une répétition impromptue tenue tout juste avant le spectacle. Non seulement félicite-t-on les programmateurs pour ce genre d’initiative de provoquer des rencontres entre un musicien de chez nous à un ensemble de passage, mais on les encourage à continuer en ce sens, même à bâtir des projets spéciaux.
Actes 3 et 4 – Samedi 8 (Théâtre de la Plaza) : Francesca Remigi (The Human Web); (Dièse Onze); Kate Wyatt’s Short Story
Si la rencontre Paris-Montréal précédente en était une presque au pied levé – elle était en fait annoncée dans le programme – le spectacle du lendemain soir (de nouveau au théâtre de La Plaza) provenait d’une initiative des organisateurs. Autre événement international, il rassemblait trois participants canadiens et autant d’Italiens, le tout sous la direction de la batteuse Francesca Remigi. Bien qu’installée à New York, cette musicienne arrivait chez nous de sa terre natale le jour précédent avec deux de ses compatriotes, le clarinettiste Federico Calcagno et la danseuse Clotilde Cappelletti. Parmi les nôtres, on comptait une saxophoniste alto de Toronto (Naomi McCarroll Butler) ainsi qu’une contrebassiste d’Edmonton (Aretha Tillotson) et le saxo ténor Evan Shay de Montréal, celui-ci bidouillant fréquemment sur son ordi portable. Cette formation rassemblée aux quatre vents est le fruit d’une rencontre initiale au camp musical de Banff en Alberta, occasionnant ainsi les musiciens et musiciennes à poursuivre leur travail dans un projet commun, présenté ici en première au festival.
Pendant plus d’une heure en continu, l’ensemble a enfilé une série de compositions de Remigi, une suite intitulée the Human Web, chaque passage écrit servant de tremplin à de longues excursions improvisées par ses membres. Celles de Calcagno comptaient parmi les meilleurs moments de la soirée (sa maîtrise de la clarinette basse étant exemplaire), la saxophoniste alto faisant bonne figure dans ses interventions, mais on aurait voulu que le ténor Shay, qu’on sait particulièrement fougueux, joue davantage son instrument que l’ordi. Tous tambours battants, Remigi ne manque pas de muscle dans son jeu, parfois un petit peu trop, mais a su tout de même se retenir, quitte à prendre des pauses. Pour ces qualités, il y avait tout de même cette composante visuelle de la danseuse qui parcourait la scène de tous côtés, tous bords, chose qui, pour cet observateur, constituait une distraction plutôt qu’un complément. Nonobstant cet élément superfétatoire, il était possible d’apprécier cette musique pour ce qu’elle était en baissant la tête ou en se fermant les yeux.
Notons en terminant une seconde visite au Dièse Onze après la prestation de Remigi. Le même Erik Hove était de nouveau de la partie, cette fois-ci aux côtés de la pianiste Kate Wyatt dans son quartette Short Story (voir critique du disque de son autre ensemble Artifact dans ce numéro), rejoints ici par son conjoint, le bassiste Adrian Vedady, et le batteur Guillaume Pilote (nouvellement en selle à titre de président du comité artistique de l’OFJM.) Un jazz de fin de soirée agréable, conformes aux paramètres d’un jazz mainstream de bon aloi.
Acte 5 – Samedi 13 octobre (Le Ministère) : Eyevin Nonet
Si les deux rendez-vous musicaux du premier weekend offraient une musique inédite à ce spectateur, un troisième présenté la semaine suivante lui était déjà connu. Pour avoir déjà vu la formation montréalaise Eyevin Nonet du batteur Ivan Bamford évoluer sur scène l’an dernier ainsi que d’avoir prêté une oreille attentive aux trois disques (un en trio, les deux autres en grande formation), j’avais longtemps hésité avant de revoir l’ensemble une autre fois, cédant alors à la tentation, ma décision tenant sans doute au fait que la salle intime du Ministère se situe à dix minutes de chez moi. Ma sortie, je ne l’ai point regrettée. Comme l’ONJ, cette belle bande était elle aussi en tournée, sillonnant nos contrées québécoises où elle avait donné deux concerts au préalable. Rares sont les occasions pour nos talents de tourner, au Québec comme ailleurs, mais il faut saluer ici un autre événement automnal (Québec Musiques Parallèles), qui se veut un festival ambulant axé principalement sur la musique contemporaine et expérimentale, sa programmation parsemée de quelques soupçons de jazz et de musiques improvisées.
Si vous ne connaissez pas ce nonette, il s’adonne à une musique de répertoire composée et arrangée par le saxophoniste américain Thomas Chapin, disparu en 1998, terassé par une leucémie à l’orée de ses 40 ans. De son vivant, il comptait parmi les plus dynamiques souffleurs de la scène new-yorkaise, particulièrement au Knitting Factory dans ses belles années. Bien qu’associé avec une certaine avant-garde, Chapin avait fait ses classes dans le jazz traditionnel, occupant même le rôle de directeur musical du big band de Lionel Hampton. Musicien accompli, autant aux saxos alto et soprano qu’à la flûte, il était également un compositeur et arrangeur imaginatif qui pouvait autant faire remuer les pieds des spectateurs que d’écrire des passages orchestraux complexes, quitte à faire sauter les cadres par des interludes d’improvisation collective.
Dans sa prestation, le Eyevin Nonet était tout à fait à la hauteur de cette œuvre, le groupe n’ayant du reste aucun maillon faible dans son personnel. Signalons également l’instrumentation un tant soit peu inusitée, qui ne compte qu’un saxo (Aurélien Tomasi jouant un alto qui, soit dit en passant, était celui de Chapin, légué à lui par sa veuve), trois cuivres (Rachel Therrien à la trompette, Étienne Lebel au trombone et Julie Houle au tuba), un alto (violon celui-là) du toujours excellent Jean René, tout comme la remarquable flûtiste Marilène Provencher-Leduc — musicienne à suivre — sans oublier la rythmique assurée de Stéphane Diamantakiou (contrebasse), Yannick Anctil (piano) et Bamford aux tambours et cymbales. En plus d’une heure, qui semblait filer, l’ensemble a présenté des pièces orchestrales de Chapin enregistrées de son vivant et trois titres inédits, ces derniers figurant sur le troisième disque sur étiquette Corne de Brume, lequel compte aussi un original du batteur.
Aussi satisfaisant était la première partie, la seconde offrait une tout autre proposition musicale, qui avouons-le, détonait. Seul sur scène avec une guitare de table et des dispositifs électroniques, Mathieu Stellaire de son nom de scène, se lança dans une improvisation planante qui aurait certainement convenu à évoquer un vaste espace désertique que l’on retrouve souvent dans les premières scènes de films westerns. Pour dix minutes de musiques ambiantes, ça peut aller, mais métaphore oblige, on boit son café avec une fourchette : les sons passent, l’intérêt fuit. Cela dit, le fait de programmer deux propositions musicales sans réelles affinités stylistiques entre elles pourrait même décourager certains à vouloir y assister. Autre exemple : le duo Trudel-Young interprétant Joni Mitchell et autres chansonniers suivi du trio free jazz de Yves Charuest. Deux publics différents, il va sans dire, aux préférences on ne le peut plus divergentes entre eux.
Acte 6 – Samedi 15 octobre (Théâtre de la Plaza) – Ensemble Andrés Vial et Joe Chambers
Si le festival proposait dans sa programmation deux concerts de clôture, le sort en a voulu autrement suivant l’annulation du concert de l’ONJ Montréal, les honneurs revenant donc à l’ensemble codirigé par le pianiste Andrés Vial et le célèbre batteur américain Joe Chambers. Vétéran de moult séances Blue Notes des années 1960, ce dernier a jadis assuré la rythmique derrière des grosses pointures comme Joe Henderson, Herbie Hancock, Wayne Shorter, sans oublier le singulier pianiste et tout aussi énigmatique compositeur Andrew Hill.
Si un instrument exige beaucoup d’énergie et d’endurance, c’est bien la batterie et il serait plutôt téméraire de s’attendre à ce qu’un homme de 80 ans soit aussi vigoureux que par le passé. Bien qu’imposant physiquement, Chambers a monté sur scène d’un pas légèrement hésitant, se déplaçant lentement entre le vibraphone (qu’il avait joué durant la première partie du concert) et la batterie, où il avait enfin pris place après une longue éclipse derrière le rideau noir drapant l’arrière-scène. Quant à ses contributions musicales, elles étaient, disons, modestes au vibraphone et minimales à la batterie (le principal moteur du groupe étant le second batteur Tommy Crane).
Deux autres percussionnistes (Adama Daou et Mamadou Koita, ce dernier chantant et s’accompagnant brièvement au doussun gouni, genre de grande basse africaine) étaient également de la partie tout comme un second vibraphoniste (jouant aussi du marimba). S’ajoutaient à ces derniers le bassiste Martin Heslop, Vial au piano et la saxophoniste alto Caoilinn Power (pr. Kaylin), présente lors des trois derniers morceaux d’une prestation en continu de plus d’une heure et demie.
Malgré sa durée, le concert n’a pourtant pas paru trop long, sans doute par l’accent particulier mis sur la propulsion rythmique, le groove quoi, ce qui se comprend compte tenu de l’arsenal de percussions ethniques. Plusieurs pièces de l’invité spécial étaient inscrites au répertoire, nouvelles et anciennes, comme la Gazelle Suite qui a donné une occasion à la saxophoniste de s’illustrer un peu malgré l’espace restreint qu’on lui eut accordé.
Quant au pianiste — qui maintient une collaboration avec le batteur depuis quelque temps — il s’est fort bien défendu, ses solos bien tournés sans être exceptionnels, ses compositions bien adaptées aux circonstances. Au chapitre des solos, le second vibraphoniste (Martin Davidson) a vraiment remporté la palme .Au milieu de toute cette forêt percussive, on a laissé le bassiste intervenir à deux reprises comme soliste, mais la sonorisation lui a mal servi, sa sonorité trop bourdonnante et manquant de définition (seul bémol technique de la soirée). Notons en terminant que les dernières pièces de la soirée (avec Power) ont fait l’objet d’un enregistrement studio qui seront incluses dans le prochain disque de M. Chambers en février de l’an prochain, la seconde production pour le compte de son étiquette d’antan, Blue Note !
Par delà ce petit échantillon de spectacles, il serait malvenu de prononcer quelque jugement d’ensemble sur le festival, quoique les signes sont prometteurs pour son avenir, artistiquement parlant, entendons-nous. Souhaitons donc qu’il continue de s’ouvrir au monde et surtout qu’il provoque davantage de rencontres entre des musiciens de chez nous et d’ailleurs. Peu importe que vous ayez loupé cette édition, ce n’est que partie remise pour l’an prochain autour des mêmes dates.
Pour terminer, mentionnons les lauréats du prix François Marcaurelle, décerné annuellement à un groupe de la relève, soit un trio formé de la chanteuse Sarah Rossy,, d’Eugénie Jobin (vibraphone et voix) et du batteur Aaron Dolman. Selon la tradition, le dévoilement a eu lieu tout juste avant le concert de clôture, la chance voulant que le batteur y soit. Imaginez sa surprise, d’autant plus qu’on ne lui avait soufflé mot avant l’annonce. De toute évidence, le trio utilisera sa récompense monétaire à bon escient en nous offrant une suite à son premier album (fort intriguant) de la dernière année. D’ici le retour des ces trois heureux élus au festival l’an prochain (chose assurée), on leur souhaite bon courage et en avant la zizique !
À lire ce mois-ci : La ronde des disques (contrebasses, piano trios et quartettes)