Maîtres d’hier aujourd’hui

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Bien engagé dans son second siècle, le jazz est une histoire pleine de merveilleuses histoires, ses pages peuplées d’élus à son panthéon et d’une multitude de valeureux collaborateurs à la cause.

La mort récente de Wayne Shorter – dont le statut légendaire était enchâssé bien avant sa disparition – nous donne ici l’occasion de rendre à César ce qui est à César. Dans la même foulée, saluons aussi deux autres grands maîtres de cette musique, le premier en cette année du centenariat de sa naissance, le second à la lumière de la sortie récente d’un trésor discographique de musiques inédites.

Le cas Russell

George Russell est unique dans les annales de la musique, davantage pour sa contribution de théoricien que pour ses travaux d’arrangeur de compositeurs d’œuvres souvent audacieuses, mais généralement mal connues du grand public. Premier jazzman à avoir vraiment réfléchi en profondeur sur la musique occidentale, Russell a formulé une théorie inédite qui remettait en question sa pierre angulaire même : la gamme majeure.

En 1953, il publia son traité à compte d’auteur, n’ayant trouvé aucun preneur parmi les maisons d’édition musicale. Intitulé The Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization, le manuel, monté de manière plutôt artisanale, a servi de socle pour l’ensemble de son œuvre musicale ainsi que de son métier d’enseignant, poste qu’il a tenu au New England Conservatory de 1969 à 2004. En cette année du centenaire de sa naissance – il est décédé en 2009 –, l’occasion se prête pour offrir un exposé sur ce personnage hors norme et son impact dans le monde du jazz. (Pour un exposé plus « technique » de la théorie, nous invitons les lecteurs et lectrices à cliquer sur le lien donné ici.)

Né à Cincinnati d’une union illégitime interraciale, il est accueilli bambin par un couple du nom de Russell. Ses parents adoptifs s’adonnent à la musique en amateurs, la mère chantant, le père pianotant. À l’école, il s’y intéresse, mais délaisse ses études durant son adolescence pour poursuivre le métier en tant que batteur. Toutefois, son train de vie le sape et, atteint de tuberculose, il séjourne dans une maison de santé. Il y trouve un piano et poursuit sa musique en composant ses premiers arrangements et pièces originales pour orchestre. Guéri, il se rend alors à New York et se frotte à une nouvelle intelligentsia dans le jazz dit moderne : parmi eux, Miles Davis. Au cours d’une conversation, le trompettiste se dit à la recherche d’une manière de jouer tous les accords, ce qui engendre un déclic chez Russell. Malheureusement, le même mal le rattrape une seconde fois et il subit une nouvelle cure, période durant laquelle il poursuivra ses réflexions pour enfin aboutir à sa théorie. Pour résumer : sa théorie visait à construire des dérivés de la gamme lydienne plutôt qu’ionienne (autre nom de la gamme majeure) en incorporant toutes les notes chromatiques, ces gammes pouvant alors être superposées sur les grilles d’accords que Miles souhaitait tant maîtriser.

Si le mot se passait de manière plutôt informelle dans le milieu du jazz (sans lui, peut-être que Kind of Blue de Miles n’aurait jamais vu le jour, mais on spécule), ses idées n’ont eu aucun retentissement dans les cercles d’études supérieures, en raison sans doute de la diffusion plutôt clandestine de l’ouvrage. Même de nos jours, la théorie demeure une terre inconnue chez les compositeurs savants, dont à peine quelques-uns disent en avoir vaguement entendu parler.

Peu à peu, il sera remarqué pour sa plume, fondera son propre sextette au début des années 1960, qu’il dirigera au piano. Il débarque en sol européen en 1965 où ses concepts seront embrassés par une jeune génération d’improvisateurs, en Scandinavie particulièrement. Il s’établira en Norvège pour cinq ans et reviendra au bercail à l’appel du NEC pour se joindre à son corps professoral 35 ans. Il renoncera à la scène comme interprète pour se consacrer entièrement à l’écriture.

Il mettra sur pied une grande formation, le Living Time Orchestra, jouant et enregistrant de part et d’autre de l’Atlantique avec des personnels différents ainsi qu’un passage au Japon en 1988. Par-delà son legs musical, il y a aussi son influence sur des générations d’étudiants, dont deux des nôtres.

Janis Steprans : en scène avec George

Professeur titulaire au département de musique de l’Université Laval depuis 2004, Steprans a non seulement suivi les enseignements de Russell, mais il a eu la chance de faire partie de l’un des enregistrements, soit The African Game, paru sur Blue Note en1984.

« Je me souviens de George qui, dans son cours, avait parlé de cette anecdote avec Miles. L’un des aspects les plus créatifs du concept lydien selon moi revient à la manière de créer différentes couleurs sur une harmonie donnée. Une autre leçon importante à retenir est celle de la justification que l’on doit donner de toute note d’une gamme chromatique jouée sur quelque accord joué. Une analyse des solos des grands maîtres du jazz répond à cette exigence.

« En 1983, j’ai d’abord participé à une rétrospective de son œuvre à l’école, une belle expérience. Cet été-là, nous avons répété cinq jours une nouvelle grande œuvre, qui est devenue le disque Blue Note. J’ai joué le second alto sans avoir à jouer de solos, cependant. En somme, deux belles expériences. »

François Bourassa : mon après-midi chez George

S’il n’a pas eu la chance de se retrouver sur un album de son professeur comme son collègue Steprans, François Bourassa, lui, a eu le singulier plaisir de se retrouver à son domicile par un jour d’automne de 1986, lors de sa première année de maîtrise.

« Je savais un peu qui c’était, mais je le trouvais un peu intimidant au début. J’ai commencé à découvrir sa musique en écoutant ses disques et ça m’a ouvert les yeux. Il a eu une certaine sympathie pour moi et me laissait jouer en classe devant les autres pour illustrer certaines de ses leçons. Puis, il m’a invité chez lui et m’a enregistré à son piano, jouant ses leçons.

Je ne suis pas devenu un de ses disciples, mais j’ai assimilé quand même des éléments dans mon propre monde. Juste après mes études, sur un de mes premiers disques en trio, il y a une pièce (Numéro 6), basée sur un de ses exercices. »

À noter : le 1er juin, Bourassa lance avec son quartette son douzième album intitulé SWIRL – Live @ piccolo toujours chez Effendi.

Pistes à suivre

Des mots Stratusphunk – The Life and Works of George Russell par Duncan Heining Jazz Internationale, 2020. ISBN 979869779261-2 (Disponible par Amazon)

Des sons : Ezzthetics & The Stratus Seekers Revisited – Ezz-thetics 2022 (réédition de deux albums en sextette de 1960)

Le cas Tristano

Musicien d’exception, le pianiste Lennie Tristano est passé à l’histoire comme le premier pédagogue du jazz. Sa classe se situait à son domicile. Aveugle presque de naissance, il sortait peu, le bras accroché à celui d’un autre dans ses déplacements. Eunmi Shim, sa biographe, révèle qu’une leçon ne dépassait pas la demi-heure, moins encore si l’élève avait bien maîtrisé le devoir imposé. Les travaux pratiques, eux, se déroulaient dans les clubs de New York, les lieux de prédilection pour les prestations du pianiste. Brève, sa carrière ne s’est étalée que sur une vingtaine d’années, son retrait définitif remontant au début des années 1970. Il s’est éteint à 59 ans, en 1978. Sa production discographique se termine officiellement en 1961 et en solitaire avec The New Tristano sur Atlantic. (D’autres albums suivront, rassemblant des extraits de bandes inédites réalisées dans son studio à domicile ou des prestations en direct.)

Mais voici qu’un coffret de six disques compacts totalisant autant d’heures d’écoute voit le jour par l’entremise de la maison de disques Mosaic. Spécialiste en coffrets anthologiques de rééditions de séances historiques, Mosaic ajoute ici au cachet en livrant un trésor de matériel entièrement inédit issu des archives personnelles du musicien, gérées par sa fille Carol. Trois écrins de deux compacts sont encastrés dans un boîtier cartonné rigide dimensionné au format vinyle, lequel contient un livret de 16 pages rempli de photos et d’annotations détaillées du responsable de la restitution sonore des enregistrements, le saxo ténor et fidèle disciple du maître Lenny Popkin. Cette somme musicale s’étale sur la période active du musicien, de 1946 à 1970, avec une part égale de matériel capté en direct et en studio.

Choyés que nous sommes par la fidélité des prises sonores de notre temps, l’écoute d’enregistrements effectués sur fils métalliques s’avère assez ardue, pénible même, d’autant plus que près du tiers des 74 plages ont été ainsi consignées. On a beau vanter dans le livret le travail presque miraculeux de restauration, les inconditionnels seront sans doute les seuls à vouloir se soumettre à l’épreuve. On peut toutefois se consoler par les séances captées sur bandes magnétiques, telles les solos du pianiste (le second disque au complet) et d’autres plus tardives en duo avec basse et batterie où l’on peut apprécier l’artiste dans ses envolées les plus ensorcelantes.

Parmi les trouvailles : une séance de libre improvisation collective en quartette de1948 avec ses acolytes, le guitariste Billy Bauer, les saxos Lee Konitz et Warne Marsh et, en fin de parcours (dernière plage du coffret), une présence inédite de Zoot Sims aux côtés de Konitz, accompagnés par Tristano avec le bassiste Sonny Dallas et le batteur Nick Stabulas. Dernier bémol : les propos dithyrambiques de M. Popkin saluant le génie de son maître deviennent lassants, alors qu’il aurait pu, par exemple, nous identifier les standards sur lesquels sont basés bien des morceaux, procédé type du pianiste qui escamotait souvent le thème pour se lancer tout de suite dans l’improvisation.

Lennie Tristano Personal Recordings 1946-1970 Mosaic Dot Time MD6-272 (Tirage limité de 5000 coffrets) Disponible en exclusivité chez www.mosaicrecords.com (Dérouler la page ici pour écouter des extraits sonores)

Le cas Shorter

À quelques jours de la tombée, on apprend avec tristesse la disparition du saxophoniste et compositeur Wayne Shorter le 2 mars, à six mois de ses 90 ans. Échelonnée sur plus de soixante ans, sa carrière est certes l’une des plus longues et célébrées du jazz. Propulsé aux premiers rangs par sa présence au sein du légendaire second quintette acoustique de Miles Davis, il avait déjà une belle feuille de route à son compte, remontant aux années 1950 dans le big band de Maynard Ferguson puis ses quatre ans comme directeur musical des Jazz Messengers d’Art Blakey, formation comptant le trompettiste Freddie Hubbard et le tromboniste Curtis Fuller. En parallèle, le saxo produisait des disques sous son nom pour l’étiquette Blue Note, signant plusieurs compositions qui deviendront des classiques (Footprints, Infant Eyes, Speak No Evil, entre autres).

Suivra alors sa période électrique d’une bonne quinzaine d’années au sein du groupe Weather Report, codirigé avec le claviériste Joe Zawinul. Après quelques projets personnels, Shorter embrasse de nouveau le jazz acoustique au tournant du millénaire, produisant une série d’albums de haut calibre avec trois grosses pointures, le pianiste Danilo Perez, le bassiste John Pattitucci et le batteur Brian Blade.

Tant au ténor qu’au soprano, le saxo avait tiré son épingle du jeu en affirmant sa propre voie… et voix instrumentale, autant par son timbre distinct de celui de John Coltrane, qui avait subjugué tout le monde à l’époque et pour bien des années après, que par son discours, parfois prolixe, parfois laconique, mais toujours imprévisible. Si maestro Shorter laisse une marque indélébile sur le jazz, c’est à titre de compositeur, activité à laquelle il s’est donné plus à fond durant la dernière tranche de sa vie, écrivant pour des ensembles de chambre, sans oublier sa dernière grande réalisation, Iphegenia, un opéra (de jazz) composé en tandem avec la bassiste et librettiste Esperanza Spalding. Si Ellington, Mingus et Monk sont souvent qualifiés (à tort à travers) comme les Bach, Beethoven et Mozart du jazz, peut-être devrait-on proposer une autre analogie en les qualifiant plutôt des trois mousquetaires de la note bleue, accompagnés désormais dans l’éternel par M. Shorter dans le rôle de d’Artagnan !

Pistes d’écoutes

Speak no Evil, Blue Note, 1966

Stockholm Live 1967 & 1969 Revisited (avec Miles Davis), Hat Ezz-thetics, 2021

 

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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