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Musiques d’hier, revues et corrigées
Bill Evans — Behind the Dikes / Elemental music 5990441
Peu de pianistes ont marqué le jazz d’une manière aussi décisive que Bill Evans. Quarante ans après sa mort, sa discographie s’étale toujours à coup d’inédits, par exemple cette nouveauté regroupant trois captations de la radio néerlandaise en 1969. Un premier concert en mars occupe le premier disque de cette double offrande et se poursuit sur le second. Appuyé par son bassiste Eddie Gomez et par le batteur Marty Morrell, Evans joue avec une rare intensité et atteint même un sommet dans une interprétation simplement enlevante de Beautiful Love, incluant un solo tout aussi impressionnant du bassiste. Le second disque comporte une prestation publique huit mois plus tard, laquelle n’est pas à la hauteur de la première, suivi de deux plages peu reluisantes en raison d’une tentative mal aboutie de marier le trio à un orchestre à cordes. Pourtant, les amateurs du pianiste ont de quoi de très bon à se mettre sous la dent, ou oreille dira-t-on.
Joe Harriott Quintet — Free Form/Abstract Revisited / ezz-thetics 2-1121
À l’opposé d’Evans, le saxo Joe Harriott a été relégué aux oubliettes, sa mort à 44 ans en 1973 scellant son destin. Natif des Caraïbes, il s’établit en Angleterre en 1950. Dix ans plus tard, il sort un premier album Free Form et récidive l’année suivante avec Abstract, introduisant une musique annonciatrice de la vague du free jazz que son contemporain Ornette Coleman avait lancée aux États-Unis. Réunis pour la première fois en édition rematricée, ces albums portent quelques rides, notamment des accompagnements un peu carré de la rythmique. En contrepartie, les audaces de l’altiste et de son trompettiste Shake Kane nous interpellent, sans oublier la force propulsive du batteur légendaire Phil Seaman (le mentor de Charlie Watts, pour l’anecdote). De nos jours, on ne peut qu’admirer l’urgence de cette musique, si bien desservie qu’elle l’est par une prise sonore des plus dynamiques.
Mary Larose — Out Here / Little Music 14008
On connaît les chanteuses, celles qui dominent l’avant-scène en consignant les accompagnateurs à des rôles de figurants. Fort heureusement, il y a des exceptions à la règle. L’une, l’Américaine Mary Larose, se distingue du lot : non seulement laisse-t-elle beaucoup de place aux instrumentistes, mais elle a un don de choisir des répertoires peu convenus. Elle reprend ici des pièces écrites par Eric Dolphy, ou associées à lui, un choix de répertoire inusité vu la nature singulière de ses morceaux, tout spécialement pour la voix, moins accoutumée à négocier de grands sauts d’intervalles. Pourtant, elle y arrive avec sa voix un peu coquine, appuyée d’un ensemble original comprenant clarinettes (soprano et basse), violoncelle, vibraphone, basse et batterie et quelques invités parsemés au gré des neuf plages de ce recueil d’une cinquantaine de minutes. Elle signe même l’œuvre picturale qui arbore la pochette du disque, un portrait impressionniste du dédicataire de cet album, qui aurait certainement accordé son plein appui.
Orchestres d’aujourd’hui
Anna Webber— Idioms / Pi Recordings 89
Dix ans après son départ de Montréal pour New York, la saxophoniste et flûtiste Anna Webber défraie de plus en plus la chronique jazzistique. De disque en disque, cette compositrice s’affirme pour sa vision musicale singulière, aux confins du jazz et des musiques créatives. Dans ce double opus, elle présente son Simple Trio sur le premier (appuyée du batteur John Hollenbeck et du pianiste Matt Mitchell) et une formation de six musiciens et autant de musiciennes sur le second, pour lesquels elle a composé Idiom 6, une suite en six mouvements (les cinq premiers de la série conçus pour son trio). Sa démarche est axée sur une transposition de ses techniques instrumentales dites étendues en outils compositionnels. Les résultats sont assez étonnants, merci, et une diffusion récente d’un concert en ligne de tout son projet le confirmait amplement. Une musicienne de notre temps, soit, mais dont le regard est résolument tourné vers l’avenir.
Amir Elsaffar —The Other Shore / outhere OTH640
Tout aussi audacieux dans sa vision musicale qu’Anna Webber, le trompettiste de souche irakienne Amir Elsaffar se sert lui aussi d’une grande formation pour réaliser ses desseins. Sa démarche, qui s’accorde tout à fait avec l’esprit de notre siècle, en est une de réconciliation entre les traditions occidentales et orientales. Les 17 musiciens de son Rivers of Sound Orchestra sont répartis à parts à peu près égales entre des jazzmen, tant américains qu’européens, et des musiciens issus du Moyen-Orient et de l’Inde. Cette massive somme musicale, qui remplit le CD à sa limite, ne comporte que huit plages durant de quatre à seize minutes. Outre l’épilogue Medmi, une courte complainte pour hautbois et percussions, le périple est intense, les orchestrations denses, les trames rythmiques insistantes. La couleur orientale domine presque partout, sauf un passage très classique et une pièce d’un groove plus jazzé (Lightening Flash). Un disque tout à fait hors-norme et hors catégories.
Eyevin Nonet Thomas Chapin III – Unearthed / Corne de Brume Cdb002
Dernier volet d’une trilogie consacrée au regretté saxophoniste américain Thomas Chapin, cet album comprend trois de ses morceaux et un d’Ivan Bamford, batteur et chef de la troupe. En moins de 37 minutes, cet ensemble de neuf jeunes de notre scène nous tient en haleine, autant par sa virtuosité collective que par les solos convaincants et des arrangements imaginatifs qui exploitent pleinement les timbres instrumentaux. Tout commence doucement par une intro de piano solo, prélude à une entrée graduelle des autres instruments. Les climats changent constamment à l’intérieur de chaque pièce, allant du swing vigoureux à des collectifs improvisés roboratifs et quelques moments plus recueillis. Bien que l’on eût souhaité un peu plus de musique, ce document (sur une toute nouvelle étiquette locale) prouve que du jazz moderne de tout premier ordre se fait chez nous. Si monsieur Chapin entendait cela perché sur son nuage, je suis sûr qu’il serait le premier à applaudir.
En concert : 7 décembre, 20 h, Sala Rossa
Du trio aux quintettes
Joel Frahm —The Bright Side / Anzic Records ANZ0068
Formule idéale pour les saxophonistes, le trio avec basse et batterie permet à ces souffleurs de se laisser aller au gré de leurs inspirations. Exemplaire à ce titre, le tandem torontois du batteur Ernesto Cervini et du bassiste Dave Loomis est taillé sur mesure pour son invité, le ténor new-yorkais Joel Frahm. Doué d’une sonorité à la fois charnue et brillante, Frahm est un modèle du genre, un hard bopper volubile qui maîtrise parfaitement les règles de l’art. Nul excès débordant dans le terrain du free jazz ici, mais une avalanche d’idées mélodiques livrées à des tempos rapides pour la plupart, la seule exception étant l’avant-dernier morceau (The Beautiful Mystery), une belle occasion pour lui de montrer toute son expressivité et la rondeur de sa sonorité. Au bout de cette heure de musique et des dix plages qui s’enchaînent, on se demande toutefois ce que ce groupe apporte de nouveau, ou de surprenant, à ce lieu commun jazzistique. Comme le disait le trompettiste Bill Dixon à ses jeunes charges : « Vous êtes bons, les gars, mais jouez-moi quelque chose que je n’ai jamais entendu avant ! »
Keshav Batish — Binaries in Cycle / Woven Strands W5P0001
Keshav Batish est du nombre des jeunes jazzmen issus de communautés ethniques non occidentales aux États-Unis. Batteur de profession, il présente son ensemble, soit un traditionnel quatuor avec piano, basse, batterie et, ici, un saxo alto. Sa musique puise généreusement dans son patrimoine culturel indien, les lignes mélodiques de ses thèmes évoquant çà et là celles des raga. Le jazz n’est cependant pas mis au ban, car il s’approprie des morceaux de Coleman (Police People) et de Monk (We See). La réussite du disque tient surtout à la conviction avec laquelle le batteur et ses comparses s’attaquent au répertoire de sept pièces assez longues et aux tempos passablement rapides. Voici un album qui saura plaire aux amateurs d’un jazz plus costaud, urgent et passionné, mais toujours dans un respect de ses formes.
Code Quartet — genealogy /Justin Time JTR 8622
Formation montréalaise comprenant la saxophoniste alto Christine Jensen, le trompettiste Lex French, le bassiste Adrian Vedady et le batteur Jim Doxas, ce groupe évoque par son instrumentation celui d’Ornette Coleman à ses débuts. Sauf quelques allusions furtives au chapitre des thèmes, le quartette se distingue de son illustre prédécesseur par le fait que tous, sauf le batteur, contribuent au répertoire de huit pièces de l’album d’une cinquantaine de minutes. Si les deux premiers morceaux sont assez doux, un peu trop convenus même, le groupe enclenche vraiment dès le troisième (la pièce-titre du recueil) et s’investit avec plus de ferveur dans la musique jusqu’à atteindre un certain paroxysme dans les deux dernières plages (Day Moon et Beach Community, la second un genre de calypso déjanté). Voici un disque dont le programme musical semble avoir été construit à dessein pour laisser l’auditeur entrer sans le brusquer et graduellement l’atteler à sa cavale.
Broken Shadows / Intakt CD 342
Chez Tim Berne, la concision n’est pas dans ses habitudes. C’est pourquoi cette nouveauté détonne dans sa production. De l’un, ce saxo alto volubile comprime douze pièces sur une surface de près de 45 minutes; de l’autre, il ne joue que des thèmes de ses deux principaux mentors, Julius Hemphill (2 titres) et Ornette Coleman (8), puis un chaque de Dewey Redman et Charlie Haden. Entouré pour la circonstance de son confrère ténor Chris Speed ainsi que du tandem de Reid Anderson, basse, et Dave King, batterie, Berne met tout l’accent sur le matériel choisi plutôt que les solos. D’une certaine manière, l’altiste change son fusil d’épaule et les résultats sont d’autant plus prenants dans ce contexte inhabituel. Pourtant, il n’est pas sans précédent et on a qu’à penser à Spy vs Spy, l’entreprise trash de John Zorn des années 1980 dédiée aux compositions d’Ornette Coleman à laquelle Berne a participé.
James Brandon Lewis — Jesup Wagon / Tao Forms TAO 05
Dès les premières notes émises du saxophone ténor de James Brandon Lewis, le blues s’insinue et tisse son fil rouge tout au long de cet enregistrement d’une cinquantaine de minutes. Les jazzmen sont des conteurs nés et Lewis en est un des plus éloquents parmi la manne des musiciens afro-américains actuels. Son disque a pour sujet les écrits de James Washington Carver (1864-1943), esprit universel pour qui l’art était aussi essentiel que la science comme moyen d’accès à la connaissance. Les notes indispensables de l’historien Robin D. Kelley (auteur de la biographie définitive sur Thelonious Monk) nous présentent autant ce personnage historique que chacune des sept pièces au programme. L’ensemble, le Red Lily Quintet, rend le tout avec une émotion des plus profondes, le saxo étant aussi émouvant dans son propos que son acolyte trompettiste Kurt Knuffke. La rythmique est assurée par Chad Taylor, Chris Hoffman et William Parker, batteur, violoncelliste et bassiste respectivement. Quelle âme dans cette musique !
Joe Fiedler’s “Open Sesame” — Fuzzy and Blue
Multisonics Music MM06
Des rengaines banales de la variété aux musiques les plus savantes, le jazz récupère tous les répertoires sans scrupule aucun. L’ensemble Open Sesame du tromboniste Joe Fiedler vent la mèche par son nom en apprêtant à la sauce jazz des pièces composées pour la série enfantine Sesame Street. Le personnel (Steven Bernstein, trpt. Jeff Lederer, anches, Sean Conly, basse et Michael Sarin, btr.) pourrait surprendre vu ses connexions avec un filon de jazz plus expérimental. Pourtant, ces messieurs ont bien du plaisir ici, d’autant plus que le disque est le deuxième enregistrement de ce projet. On ne leur fera pourtant pas de reproches, parce qu’ils s’amusent à triturer la musique dans leurs solos; en contrepartie, une certaine uniformité s’installe dans la rythmique avec une basse ronflante et des frappes de batterie hachurées, sans oublier un manque de variété dans les tempos. S’ils gagnent de nouveaux auditeurs, tant mieux pour eux, mais je doute que les férus de la note bleue soient du nombre.
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