Impressions d’un festival… en ligne (Seconde tranche)

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Jazz en rafale, collection hiver-printemps 2021

13 mars : Jacques Kuba Séguin et Microcosme

Pour amorcer la seconde tranche de la série Jazz en rafale, le trompettiste Jacques Kuba Séguin a porté un changement à sa formation instrumentale annoncée dans le programme, soit l’ajout d’un saxo ténor au sein de son trio avec basse et batterie. L’heureux élu, Alex Francœur, est un jeune qui gravite depuis peu dans l’orbite des musiciens de l’écurie Effendi. En bon sideman, il a accompli sa tâche comme il se doit, s’intégrant dans le groupe comme gant sur main sans toutefois ajouter une plus-value à l’ensemble, ses solos compétents au mieux. Disposant pour sa part de tous les moyens techniques pour épater la foule, Séguin a toutefois fait preuve de maturité artistique en évitant le piège de mettre la musicalité au service du seul savoir faire, un tic fâcheux caractérisant le style de certains joueurs un tant soit peu trop doués du point de vue instrumental. L’univers musical de Séguin se déploie sur deux plans, l’un résolument ancré dans le jazz, l’autre conjuguant la note bleue au monde de la musique classique, cette dernière tendance illustrée par ses projets avec ensembles à cordes, par exemple une collaboration avec le quatuor Bozzini. L’instrumentation de la soirée, bien arrondie par la contrebasse de Rémi-Jean Leblanc et la batterie de Kevin Warren, penchait du côté jazz et dans un registre passablement traditionnel. Les références, ou clins d’œil si vous le voulez, étaient nombreux : ouvrant la soirée avec deux pièces sans saxo, Séguin semblait zyeuter vers Don Cherry dans la seconde, du moins dans le thème, la suivante (marquant l’entrée de jeu du saxo) rappelant certains thèmes chantants d’Ornette Coleman. Vint ensuite un autre numéro du chef, évocateur celui-ci de certains thèmes bluesy des années 1950. La référence la plus évidente toutefois était dans la finale de la soirée, I remember Marie, ce titre dissimulant à peine le standard sur lequel il est basé, la grille d’accords suivie par les solistes facilement identifiable par n’importe quel amateur de jazz moyennement connaisseur du répertoire. Au bout du compte, il y avait lieu se demander comment cette prestation se serait déroulée devant un public. Comme nous vivons toujours sous l’emprise de la distanciation sociale, il appert que la distanciation musicale laisse aussi des séquelles sur le rapport immanent entre auditeurs et exécutants. Dans une musique comme celle-ci, ce rapport est indispensable, chose que Miles Davis (un héros de Séguin) avait jadis souligné en affirmant que le jazz est une musique… sociale !

27 mars : Jazzlab Orchestra Loguslabusmuzikus

Pour le septième rendez-vous de la série, l’ensemble que l’on pourrait qualifier de « toutes-étoiles » de l’étiquette Effendi a offert un programme de cinq morceaux seulement durant une prestation d’environ 70 minutes. Le chef de la troupe, le contrebassiste Alain Bédard, le « Prez » comme dirait ses charges, a puisé essentiellement dans le volumineux répertoire de cet ensemble qui tient la route depuis plus de quinze ans déjà, son parcours musical bien documenté par plus d’une demi-douzaine d’albums. Les disques se suivent, mais le personnel s’est constamment renouvelé au fil des ans, si bien que son chef est la seule constante de cette entreprise. Ce qui n’a pas changé par contre c’est la formule, soit un octette comportant cinq vents (cuivres et anches) et la traditionnelle section rythmique jazz. Compte tenu des effectifs, cette formation se prête parfaitement à l’écriture et à l’arrangement avec une attention particulière sur l’expérimentation. Ce dernier mot se décline de plusieurs manières, certaines plus audacieuses que d’autres, celle de ce laboratoire bien campée dans les paramètres harmoniques et formelles du jazz. Pourtant, les trames dépassent les formes convenues du genre et on peut aussi signaler certains passages orchestraux rappelant quelques complexités des musiques dites savantes. Le laboratoire artistique, à l’encontre de sa contrepartie scientifique, n’est pas régi par une seule méthode, mais peut bien transgresser celles dûment acceptées pour en proposer d’autres tout à fait inédites. Le concert en question s’inscrivait dans une certaine esthétique de jazz de chambre, soit une musique très formelle, exigeante du point de vue de l’interprétation, donc obligeant les exécutants à fixer leurs lutrins à tous moments. Cloués sur leurs sièges du début à la fin, aucun des participants n’a pu vraiment se lancer à corps perdu dans un solo, l’espace accordé à l’improvisation étant assez mesuré; si l’un d’eux semblait prêt à décoller, les ardeurs étaient freinées par une intervention orchestrale derrière le soliste. À son avantage, le groupe disposait d’une instrumentation variée : outre la rythmique de Bédard, Félix Stüssi et Michel Lambert, on retrouvait deux cuivres (Jacques Kuba Séguin, trompette, et Thomas Morelli-Bernard, trombone) ainsi que trois joueurs d’anches (Mario Allard, Benjamin Deschamps et Annie Dominique, cette dernière en remplacement de Samuel Blais) passant entre la flûte, des clarinettes et de multiples saxos. Notons en passant que la composante féminine de la série était plutôt maigre (ce qui n’est peu dire) : si ce n’était que de la présence fortuite de Dominique, à qui on a donné aucun solo, seule la pianiste de Rieu, Gentiane-Michaud, aurait été la seule dame à être engagée dans l’événement. Souhaitons que cela passe sous le radar de Keychange, l’organisme de promotion de la parité des sexes dans les festivals.

10 avril : François Bourassa et L’impact du silence

Pour cet avant-dernier rendez-vous de la série, le pianiste François Bourassa faisait somme toute exception à la règle, celle-ci voulant que les autres prestations étaient constituées de quatre musiciens par groupe, neuf dans le cas du Jazzlab. Dans le cas du pianiste, il faut avouer d’emblée qu’on l’attendait depuis longtemps… 35 ans au moins. Seul devant son clavier, il ne livrait pas juste un concert en ce début de printemps, mais la substance même de son tout premier album solo, son titre étant aussi l’intitulé du concert. Une rencontre fortuite avec celui-ci une semaine plus tôt – le jour même de terminer une quarantaine obligée suivant son retour au pays après un long séjour en France – m’a permis de lui soutirer quelques informations sur son entreprise. Tel que mentionné entre deux morceaux, son enregistrement s’est déroulé l’automne dernier dans le célèbre studio de la Buissonne dans la région d’Avignon. Si vous ne le connaissez pas, c’est un des deux lieux choisis en ce moment pour la réalisation des disques ECM (l’autre se situant à Lugano dans le Tessin en Suisse). Bourassa n’a eu que deux jours pour pondre son dixième album à son nom et aurait bien voulu passer un peu plus de temps pour bien sentir son instrument, un fabuleux Steinway situé dans un tout aussi merveilleux local selon ses dires. Si ses disques précédents, les tous premiers en trio, mais en quartette depuis plus de 20 ans, misaient davantage sur de plus longues pièces, le pianiste semble jouer la carte de la concision, soit 14 pièces totalisant un peu moins d’une heure sur le disque, le concert durant une quinzaine de minutes de plus.

Dans la première tranche de cette ronde de critiques, la question des mérites de la diffusion de concerts en ligne sans public a été soulevée, sans toutefois s’y prononcer. En dépit de ces côtés négatifs – nous y reviendrons en fin d’article – il y a une circonstance qui plaide en faveur de ce genre de captation, celle du concert en solo. Pour l’artiste, la concentration est maximale, le rapport entre lui et l’instrument total ; le spectateur, de son côté, peut bien tousser, manger, boire ou se déplacer dans son logement sans porter atteinte à l’espace de l’exécutant ou à d’autres auditeurs pleinement engagés dans l’écoute. Bourassa, semble-t-il, a su tirer profit de cette conjoncture, car son récital était bien senti ; d’une part, son métier lui sert bien, c’est un musicien qui a beaucoup écouté, assimilé sans avoir eu à calquer, son jeu, assuré et pleinement assumé, évitant toute facilité ou feu d’artifices gratuit. Entendons, sa musicalité n’est pas de l’ordre de bouleverser le monde, mais son intelligence fait de lui un musicien constant dans sa production. Thelonious Monk, un monstre sacré du jazz pour qui toutes les vertus citées ci-haut s’appliquent, aurait dit une fois qu’un génie est quelqu’un qui est absolument lui-même à tout moment. Sans vouloir pendre cet épithète autour du cou de l’un des chefs de fil de notre scène québécoise, il ne fait aucun doute que François Bourassa demeure absolument lui-même dans toutes les circonstances. Il a pris son temps pour nous livrer la marchandise, mais l’attente a bien valu la peine.

24 avril : Félix Stüssi et SuperNova 4

Pour terminer, Félix Stüssi, pianiste natif des Glairons en Suisse, a fait preuve d’un certain don d’ubiquité dans ce festival et, à l’instar de son Prez, il était lui aussi à sa troisième présence, cette fois-ci comme chef de groupe. En cette soirée printanière, il a revisité son plus récent album, sorti deux ans plus tôt, lequel a été réalisé avec le concours du redoutable trio jazzé Derome-Guilbeault-Tanguay, toujours à l’égal de lui même, ici comme ailleurs. Comme ce témoin du concert a rédigé les notes anglaises du disque en question, son parti-pris pour le groupe porterait sans doute atteinte à une critique plus détachée de cette prestation. Nous nous tiendrons à énoncer quelques faits seulement plutôt que de passer cet événement au crible. Signalons d’emblée que ce quartette a offert une reprise assez fidèle de son disque, respectant de près l’ordre des pièces. Si vous n’étiez pas au rendez-vous du concert live de l’automne 2019 consigné sur ce disque (dont le lancement prévu pour le printemps suivant a été annulé en raison du premier décret de confinement), ce programme swinguant était un plaisir évident à entendre pour la première fois, les commentaires soumis des spectateurs en ligne à titre de preuve. Exceptionnellement, cette diffusion a quelque peu été entravée par des interruptions répétées du signal de quelques secondes, surtout dans la première demi-heure ; à un moment même, après deux ou trois minutes d’attente, j’étais obligé de quitter la diffusion pour cliquer de nouveau sur le lien d’accès. Inutile de faire un cas de ce petit pépin « technique », mais juste un rappel sur la nature toujours fragile des technologies, même les plus sophistiquées ou robustes.

Pour conclure, voici les quelques réflexions promises sur ce mode de présentation musicale. Tous le savent, la note bleue dépend intimement du rapport immédiat entre les artistes et le public. Je doute qu’il y ait un amateur de jazz qui préfère voir un concert ainsi que dans la manière à laquelle nous avons tous et toutes été habitué.es de consommer la musique, qualifiée depuis la pandémie de présentiel. Pour preuve, j’ai un ami mélomane qui refuse de visionner un spectacle sur écran, ni en direct, ni en différé. Les musiciens en revanche sont divisés sur la question : d’une part, le public, là devant eux, leur manque terriblement et les moments les plus difficiles sont les pauses gênantes entre les pièces. Dans l’ensemble, les jazzmen ne sont pas de très bons présentateurs, ce qui renforce cette impression de malaise. D’autre part, ils ne peuvent pas tourner leur nez à cette solution, disons, de bonne fortune, car elle leur offre à tout le moins une occasion de se produire, quitte à gagner un peu leur vie, comme c’est le cas de cette série dûment appuyée par des fonds publics. De toute évidence, Jazz en rafale a contribué à combler un peu le trou de ce qui est devenu un fossé, mais le jour où nous pourrons remplir de nouveau nos salles pour applaudir les artistes d’ici et d’ailleurs sera celui qui nous donnera la certitude d’avoir enfin vaincu le plus grave des fléaux imposés sur l’humanité depuis un siècle.

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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