Jacques Hétu: Une vie en six photos

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par Robin Elliott, (chaire de la musique canadienne
Jean A. Chalmers, Faculté de musique de l’Université de Toronto)

Ces commentaires ont été fournis avant un concert donné au Centre de musique canadienne de Toronto afin de commémorer le dixième ­anniversaire de la mort de Hétu.

Jacques Hétu a joui d’une carrière prolifique de compositeur ­pendant 50 ans et de professeur d’université pendant 40 ans. Bien qu’il soit surtout connu pour ses œuvres bien conçues et magnifiquement orchestrées pour de vastes ensembles musicaux, dont cinq symphonies et quelque 20 concertos, Hétu a aussi composé de nombreuses œuvres pour piano, voix et ensemble de chambre. Les compositions de Hétu sont offertes par l’éditeur Doberman-Yppan sous la forme de belles éditions gravées et la plupart peuvent être écoutées dans d’excellents enregistrements. Hétu est aimé autant du public que des artistes; sa musique peut être appréciée dès la ­première écoute, mais révèle aussi de nouvelles profondeurs lorsqu’on l’écoute à répétition.

Bien que sa musique soit souvent qualifiée de conservatrice, elle est imaginative, originale et richement détaillée et elle a une empreinte personnelle distinctive. Hétu a donné à ses compositions des numéros d’opus, ce qui est inhabituel pour un compositeur de la fin du ­vingtième siècle; elles vont de l’opus 1, une Toccata pour piano datant de 1959, à l’opus 82, le Trio pour hautbois, violon et piano terminé en 2009, peu avant sa mort à l’âge de 71 ans. Sa Cinquième Symphonie en quatre mouvements avec une finale chorale, une de ses œuvres les plus importantes, a été commandée par l’Orchestre symphonique de Toronto, lequel en a donné la première interprétation sous la ­direction du chef Peter Oundjian en mars 2010, moins d’un mois après la mort du compositeur.

Afin d’honorer Hétu dans cet hommage, j’ai décidé de raconter ­l’histoire de sa vie en ordre chronologique, en montrant et ­commentant une série de photos.

Cette première photo date de 19421. Hétu est né le 8 août 1938 à Trois-Rivières, située à mi-chemin entre Québec et Montréal. Hétu a passé la première partie de sa ­carrière à Québec et la dernière ­partie à Montréal. Dans cette photo, Hétu, alors un enfant de quatre ans, regarde l’appareil photo avec appréhension, avec le bulldog familial. La photo a été prise dans un camp ­d’entraînement militaire à Sorel, où son père, médecin, avait été réaffecté pendant la guerre. Une année plus tard, Hétu a été envoyé au pensionnat à Montréal, où il allait passer dix années pas tout à fait heureuses. En 1946, un événement allait changer sa vie à jamais : il a acheté un enregistrement de la Symphonie inachevée de Schubert et il est tombé profondément et durablement amoureux de la musique2.

Cela a pris encore sept années avant qu’il honore cet amour, ­abandonnant ses études au Collège Brébeuf à Montréal à l’âge de 15 ans afin de se dévouer à l’étude de la musique. Bien qu’il ait déjà quitté Trois-Rivières à ce moment, il n’avait pas oublié sa ville d’origine et elle ne l’a pas oublié non plus. On a donné le nom d’École de musique Jacques-Hétu à une école de musique de Trois-Rivières il y a vingt-cinq ans. Tard dans sa carrière, Hétu a composé une série d’œuvres importantes pour l’Orchestre symphonique de Trois-Rivières : Variations concertantes, opus 74 en 2005, un concerto pour alto en 2006 et Sur les rives du Saint-Maurice en 2008.

Commençant des études musicales à l’âge de 15 ans, Hétu y venait tard, mais il apprit vite. Après six mois, il était déjà un compositeur prolifique. Une nuit, alors qu’il écoutait la radio, il a eu une autre expérience transformatrice. Il a été émerveillé par un morceau de musique moderne et il a voulu immédiatement rechercher le compositeur, Clermont Pépin3. Ainsi, à l’âge de 18 ans, il commença ses études avec Pépin au Conservatoire de musique du Québec à Montréal. Cinq ans plus tard, il remportait le premier prix en composition.

Cette deuxième photo date de 1958, lorsque Hétu était au milieu de ses études au Conservatoire4. On l’y aperçoit avec les deux instruments dont il jouait à ce moment : le piano et le hautbois.

On pourrait avancer l’hypothèse que ses études du hautbois avec Melvin Berman, alors hautboïste solo de l’Orchestre symphonique de Montréal, ont mené Hétu profondément dans l’univers de la musique orchestrale. Le monde orchestral allait devenir son moyen d’expression naturel, celui à travers lequel il a sans doute apporté sa contribution la plus durable et la plus importante. Mais il allait aussi composer de nombreuses œuvres pour piano solo, façonné par ses études avec le pianiste et compositeur polyvalent Georges Savaria, lequel était aussi au Conservatoire.

Le prestigieux Prix d’Europe ainsi qu’une bourse du Conseil des arts du Canada ont permis à Hétu de passer deux années à Paris, de 1961 à 1963. Il a absorbé la passionnante atmosphère musicale de la capitale française, assistant à des concerts de Pierre Boulez et étudiant l’analyse avec Olivier Messiaen. Après avoir brièvement exploré un style de composition d’avant-garde à la Boulez, Hétu a vu que les tendances expérimentales de la musique des années 1960 ne lui tenaient pas à cœur. Il a trouvé un professeur de composition idéal, Henri Dutilleux, récemment nommé professeur de composition à l’École normale à Paris. Dutilleux a encouragé Hétu à rester fidèle à ses convictions, que ce ­dernier a décrites avec concision comme « des formes néoclassiques et des effets néoromantiques dans un langage musical utilisant des ­techniques du vingtième siècle »5. À son retour au Canada en 1963, Hétu a accepté un poste à l’Université Laval à Québec, dont il fera sa maison pendant les 14 prochaines années. La ­première œuvre que Hétu a composée après être revenu au Canada est le premier morceau de ce récital et il s’agit de l’œuvre qui a bâti sa réputation comme ­compositeur : ses Variations pour piano opus 8 de 1964.

Sur cette troisième photo, de 19676, Hétu examine une page de sa musique orchestrale tout en fumant une cigarette; il ne fume pas encore la pipe qui deviendra son compagnon fidèle durant les années suivantes. C’est l’année où Glenn Gould a enregistré les Variations de Hétu. En 1992, Hétu m’a dit en plaisantant qu’il avait été malade pendant trois jours lorsqu’il avait entendu l’enregistrement de Gould, puisqu’il était tellement en désaccord avec sa vision de l’œuvre.

« Mais, a-t-il ajouté, j’ai aussi pensé que l’interprétation de Gould était moins importante que le fait qu’il l’ait enregistrée. » En effet, à la suite de l’enregistrement de Gould, Hétu a rapidement reçu quatre commandes et, à partir de ce moment, les commandes et les concerts ont continué sans diminuer jusqu’à la fin de sa vie.

 

Jacques Hétu at UQÀM, 1980

Sur cette quatrième photo, nous passons à 1980. Hétu a déménagé de Québec à Montréal en 1978 et, après avoir enseigné à l’Université de Montréal pendant une année, il a accepté un poste à l’Université du Québec à Montréal en 1979. Il y restera pendant 21 ans, jusqu’à sa retraite en 2000. À son arrivée, l’UQAM existait depuis seulement dix ans; la contribution du compositeur à l’enseignement de la musique a été essentielle et Hétu a dirigé le département de musique pendant deux trimestres dans les années 1980.

Enseigner l’analyse musicale était le travail de jour de Hétu; des dossiers préservés parmi les papiers de Hétu à Bibliothèque et Archives Canada démontrent le sérieux avec lequel il enseignait la musique, autant aux étudiants en musique qu’aux étudiants d’autres disciplines et aux membres de la communauté, pendant le temps qu’il a occupé le poste à l’UQAM. Prenez note que sur cette image, Hétu porte déjà la barbe qui allait définir son apparence pour le reste de sa vie. Ici, elle reste professorale, mais elle deviendra blanche et prendra des proportions bibliques. Par hasard, plus tôt cette année, le département de musique de l’UQAM a honoré le souvenir de Hétu en donnant un récital commémoratif de sa musique, se concentrant sur ses œuvres solos et de musique de chambre.

Cette cinquième photo, une des images les plus reproduites du ­compositeur, a été prise par Takashi Seida en 19848. Pipe en main, il prend des notes, avec une expression de calme détermination. « Je suis tellement heureux lorsque je compose, a déclaré Hétu à Eitan Cornfield en 2002. C’est un mode de vie; j’appelle cela travail… c’est du travail, oui, très dur, mais il est ­tellement extraordinaire d’assembler ces sons9. » Hétu passait jusqu’à 14 heures par jour à composer dans le studio de sa maison près de Saint-Hippolyte dans les Laurentides, à une heure de distance au nord de Montréal. Entouré par la forêt, les lacs et les bruits de la nature, Hétu a produit un flot constant d’œuvres sur commande et il est devenu encore plus productif après sa retraite de l’enseignement universitaire en 2000.

Notre dernière image de Hétu date de 2010, juste dix jours avant sa mort le 9 février. Sur cette photo de François Pesant pour Le Devoir, Hétu accepte un prix Opus pour l’ensemble de ses réalisations décerné par le Conseil québécois de la musique. Cette distinction est la dernière d’une longue liste de récompenses, incluant son élection comme membre de la Société royale du Canada en 1989, puis avoir été nommé officier de l’Ordre du Canada en 2001 et de l’Ordre du Québec en 2007. Cependant, la récompense la plus importante provient sans doute des interprétations de sa musique par des musiciens reconnus à travers le Canada et par des groupes à l’étranger comme l’Orchestre philharmonique de New York et l’Orchestra national de France, parmi tant d’autres.

Photo: François Gélinas

La musique de Hétu suscite toujours beaucoup d’intérêt, comme le montrent de récents enregistrements de sa musique orchestrale par l’Orchestre symphonique de Laval sous la direction d’Alain Trudel et de la totalité de ses œuvres de musique de chambre pour cordes par le Nouveau quatuor à cordes Orford. J’espère que ce dixième anniversaire de la mort de Hétu va encourager les lecteurs et les auditeurs à en apprendre davantage sur ce compositeur remarquable et ­extrêmement talentueux.

Traduction par Stefania Neagu

Note : Une liste complète des œuvres de Hétu est disponible dans l’article Wikipédia portant sur le compositeur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_H%C3%A9tu.

1 La photo vient de Stéphane Jean, Le fonds Jaques Hétu, répertoire numérique (Ottawa : Division de la musique, Bibliothèque nationale du Canada, 1999) : 10 (cette source est accessible en ligne au https://www.collectionscanada.gc.ca/obj/028021/f2/04-e.pdf).

2 Voir Thérèse Boutin, « Type symphonie ou type concerto? » Prélude : Le magazine électronique de l’Orchestre symphonique de Trois-Rivières, vol. 1, no. 1 (Sept. 2007) : 4. « Encore aujourd’hui, l’œuvre qui guide Jacques Hétu est la 8e symphonie de Schubert, l’inachevée. En 1946, à l’âge de 8 ans, il achète son premier disque de cette œuvre qu’il n’a de cesse d’écouter. » L’article se trouve en ligne ici : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs1948607.

3 L’histoire selon laquelle il aurait entendu une œuvre de Pépin à la radio et aurait décidé d’étudier avec lui est racontée dans le documentaire audio sur Jacques Hétu produit et présenté par Eitan Cornfield et paru sur le CD Canadian Composers Portraits : Jacques Hétu, Centrediscs CD-CMCCD 8302 (2002).

4 Cette photo provient de Stéphane Jean, Le fonds Jaques Hétu, répertoire numérique, p. 19.

5 Jacques Hétu, tel que cité par Claire Versailles et Rachelle Taylor,
« Jacques Hétu », L’encyclopédie canadienne, (en ligne)
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/hetu-jacques (visité le 24 septembre 2020).

6 Cette photo provient de Stéphane Jean, Le fonds Jaques Hétu, répertoire numérique, p. 34.

7 Cette photo provient de Stéphane Jean, Le fonds Jaques Hétu, répertoire numérique, p. 17.

8 Cette photo provient de Stéphane Jean, Le fonds Jaques Hétu, répertoire numérique, p. 3.

9 Jacques Hétu, tel que raconté à Eitan Cornfield (voir n. 3)

 

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