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Doué du triple talent de compositeur, de chef d’orchestre et de clarinettiste klezmer, Airat Ichmouratov a été acclamé par la critique dans chacune de ces sphères d’activité. Chef résident des Violons du Roy, de l’Orchestre symphonique de Québec et de l’Orchestre Métropolitain, il a fait ses débuts en 2011 au Théâtre académique d’opéra et de ballet d’État tatar. Ichmouratov est membre fondateur de l’ensemble klezmer Kleztory, dont l’excellence a été récompensée par plusieurs prix au Canada et à l’étranger.
En 2008, le concert Impressions russes qu’Ichmouratov a dirigé avec Les Violons du Roy et au cours duquel il présentait la première de son Concerto pour violoncelle a remporté un prix Opus dans la catégorie « meilleur concert de l’année ». Il occupe les fonctions de chef d’orchestre et de compositeur en résidence à l’Orchestre de chambre Nouvelle Génération depuis sa création en 2011. Le musicien russo-canadien savoure le succès bien mérité de sa réalisation comme compositeur moderne romantique; en septembre, il interprétera en primeur sa Première symphonie avec l’Orchestre symphonique de Longueuil (OSDL) sous la direction de Marc David.
De modestes débuts
Ichmouratov n’a pas toujours eu la composition ou la direction d’orchestre en tête. Diplômé en clarinette du Conservatoire de Kazan, ce musicien professionnel a mené une vie de tournée jusqu’en 1997, année où il a émigré au Canada. L’épouse d’Ichmouratov, la violoniste et altiste Elvira Misbakhova, l’a rejoint peu après.
N’ayant que cent dollars en poche, le couple décida de jouer de la musique dans le métro de Montréal pour amasser un peu d’argent. « J’en suis venu à savoir où jouer et quel répertoire interpréter pour gagner de quoi vivre », ajoute-t-il. C’est dans les rues de Montréal qu’Ichmouratov a appris à jouer de la musique klezmer.
« Nous devions improviser pour élargir notre répertoire et à la longue nous avons fini par jouer plusieurs airs klezmer bien connus, explique Ichmouratov. Et cela a marché. Pour les gens, c’était quelque chose d’inusité et d’enthousiasmant à la fois. Après, nous avons fait plus d’argent. »
« Il y a quelque chose de très particulier dans la musique klezmer. C’est une musique chargée d’émotions, tour à tour joyeuse et triste, commente-t-il. Bien que fort simples, les mélodies vous donnent envie de danser. »
Le klezmer est un style issu de la tradition musicale des juifs d’Europe orientale, membres de la diaspora. La musique klezmer ne faisait pas partie du patrimoine d’Ichmouratov, puisqu’il est un Tatar de la Volga, mais elle était présente dans l’univers musical dans lequel il a baigné dans sa Russie natale. Un jour, en octobre 2000, alors qu’il jouait des airs klezmer rue Sainte-Catherine, le contrebassiste Mark Peetsma l’a abordé pour lui demander s’il voulait bien faire une audition pour son groupe. Le Kleztory était lancé!
L’ensemble a enregistré son premier album en 2001, album qui a suscité l’attention du regretté Yuli Turovsky, chef d’orchestre et violoncelliste. Le fondateur de l’orchestre I Musici de Montréal dans les années 1980, avait proposé d’enregistrer avec Kleztory un album, lancé en 2004 sous l’étiquette britannique Chandos Records. Ichmouratov évoque en riant les paroles du disparu : « Cet album devrait être vendu à la pharmacie comme remède contre la déprime. » Depuis, Kleztory a reçu de nombreuses distinctions pour ses enregistrements. En 2007, l’album Nomade a gagné le prix Opus et, en 2014, Arrival a été primé au gala de l’ADISQ dans la catégorie « Album de l’année — traditionnel ».
Ichmouratov (clarinettes, duclar), Elvira Misbakhova (violon), Mark Peetsma (contrebasse), Dany Nicolas (guitare) et Mélanie Bergeron (accordéon) forment Kleztory. Cet ensemble a joué avec les orchestres symphoniques de Montréal et de Québec ainsi qu’avec Les Violons du Roy. Kleztory a participé à plusieurs festivals de musique klezmer à l’étranger, notamment au Festival international de musique juive à Amsterdam en 2012, où il a remporté le prix Furth pour la musique klezmer.
Outre l’estime des critiques qu’ils ont su gagner avec Kleztory, Ichmouratov et Misbakhova ont tous deux connu le succès auprès de la communauté artistique et musicale locale; Misbakhova occupe le poste d’alto solo associé au sein de l’Orchestre Métropolitain, de l’Orchestre symphonique de Trois-Rivières et de l’OSDL.
Airat Ichmouratov aura certes appris à jouer en Russie. Toutefois, c’est au Canada que son talent artistique s’est pleinement épanoui. « C’était comme un rêve devenu réalité, ce passage par les rues de Montréal. »
Une langue jeune, un langage vieux comme le monde
« La musique doit pouvoir susciter un certain état émotionnel; de quelle manière elle y parvient, cela n’a pas d’importance », précise Ichmouratov. « Mon style, très tonal, est d’inspiration russe… je dirais même d’inspiration slave. Je ne connais pas beaucoup de compositeurs [modernes]qui composent à proprement parler de cette façon. On compte de nombreux compositeurs contemporains avant-gardistes, mais certains ont un style fort éloigné du mien. »
La première incursion d’Ichmouratov dans la composition remonte à 2005, lors d’un cours obligatoire de direction d’orchestre dans le cadre de son doctorat en direction d’orchestre à l’Université de Montréal. Sous la houlette du compositeur Alan Belkin, il devait composer et orchestrer une phrase musicale de huit mesures de trois différentes façons. Ichmouratov se découvrit une disposition naturelle pour la composition et se mit rapidement à l’écriture de sa première œuvre, un quatuor à cordes.
« Si l’art n’évoque aucune émotion, je ne vois pas l’utilité d’en faire. »
Après l’obtention de son doctorat, Ichmouratov retourne à l’Université de Montréal pour y entreprendre une maîtrise. Il aura été le dernier étudiant de Belkin. Depuis, le professeur retraité et Ichmouratov entretiennent toujours une relation étroite : « Chaque fois que je compose un morceau, la première chose que je fais, c’est d’aller lui rendre visite pour lui demander ses commentaires. »
« J’avais tellement d’idées qui provenaient de mes années d’étude à l’école de musique que je voulais tout mettre dans mes pièces, raconte Ichmouratov. Certes, j’avais trop d’idées et je n’ai pas su les développer convenablement, car il me manquait la maîtrise de plusieurs savoirs. » Au fil des ans, le but premier a été de trouver le juste milieu entre le contenu thématique et le contenu développemental. « En musique, notamment en composition, on ne peut jamais dire “Bon, à présent, je sais tout ce qu’il y a à savoir”, car du moment que vous affirmez une chose pareille, vous vous rendez compte que vous ne savez rien dès que vous découvrez quelque chose de nouveau. »
Selon Ichmouratov, composer selon le langage propre à la fin de l’ère romantique constitue un défi; les grands compositeurs emblématiques du romantisme avaient déjà peaufiné un style à l’orchestration audacieuse, aux thèmes volubiles, et inventé des sonorités plus colorées. Aussi, affirme-t-il : « c’est difficile de mousser ma musique, car je ne peux pas surprendre le public ou l’orchestre. »
Au lieu d’inventer des techniques musicales ésotériques, Ichmouratov recherche les moyens les plus efficaces de communiquer son art sans sacrifier sa voix. Même si cela veut dire devoir s’inspirer encore énormément des maîtres du passé. « Je ne suis plus très jeune; j’ai 44 ans, mais je me considère comme un jeune compositeur », confie Ichmouratov. « Je suis encore jeune dans mon langage de composition. Je suis profondément influencé par la musique de Chostakovitch, Strauss et Mahler, trois de mes compositeurs préférés. »
« J’ai étudié la musique de Chostakovitch en Russie, explique Ichmouratov, mais c’est au Canada que je l’ai redécouverte. » En raison de la conception des compositeurs du parti communiste, Ichmouratov, alors un étudiant russe, se trouvait dans l’impossibilité de se forger un point de vue indépendant sur Chostakovitch. La situation change lorsqu’il vient s’établir au Canada. « J’ai été obsédé par la musique de Chostakovitch pendant au moins 18 ans. Sa musique est très tragique, commente-t-il. Vous l’écoutez non pas pour le plaisir, mais plutôt pour le puissant message qu’elle véhicule. »
L’évocation des émotions est le leitmotiv d’Ichmouratov : « Si l’art n’évoque aucune émotion, je ne vois pas l’utilité d’en faire. »
Des ruines émerge une primeur
L’étroite collaboration avec Marc David, chef d’orchestre attitré de l’Orchestre symphonique de Longueuil, lui a ouvert la possibilité de composer sa Symphonie no 1. Il y a plusieurs années, l’OSDL a interprété une de ses ouvertures de concert. Par la suite, Marc David a évoqué la perspective de réaliser une œuvre plus imposante. « Ce n’est pas tous les jours qu’un jeune compositeur a l’occasion d’écrire une œuvre de grande envergure », explique Ichmouratov. « D’habitude, nous composons une petite œuvre destinée à être jouée au début [du concert], avant qu’ils jouent les classiques. »
Tirant parti de subventions accordées dans le cadre de plusieurs événements commémoratifs cette année — le 375e de Montréal, le 150e du Canada et le 360e de Longueuil — le rêve est devenu réalité. Le Conseil des arts de Longueuil a accordé une bourse à Ichmouratov pour mener à bien la création. « [Grâce aux fêtes commémoratives] est apparue la possibilité de promouvoir des événements historiques par l’entremise des arts », déclare-t-il. « Je me considère comme un citoyen canadien. La symphonie est un hommage à l’histoire du Canada, désormais mon histoire, précise Ichmouratov. Je suis fier d’être Canadien et fier d’appartenir à cette communauté. »
« Sur les Ruines d’un ancien Château Fort » est le nom officiel de la symphonie inspirée des ruines du fort de Longueuil qui a existé jusqu’en 1810. De nos jours, la cocathédrale Saint-Antoine-de-Padoue se trouve à l’emplacement même des ruines du fort. Cette œuvre de 45 minutes comporte quatre mouvements. Le premier mouvement est dédié à la mémoire de Charles Le Moyne, baron de Longueuil. « J’ai tenté de me reporter à cette époque et d’imaginer ce qu’il avait pu ressentir, affirme Ichmouratov. Je voulais créer une image, une représentation de sa personne. »
L’histoire de la survivance de Charles Le Moyne dans une nouvelle contrée a trouvé un écho en Ichmouratov. À l’instar de la figure historique, il a relevé bien des défis en venant s’établir au Canada. Outre l’apprentissage de deux nouvelles langues, le musicien a su gagner sa vie tout en poursuivant des études supérieures et en saisissant les occasions artistiques. « En travaillant sur la pièce, j’ai pris conscience que nous étions tous deux immigrants. Ainsi, la symphonie voyage dans le temps et fait des allers et retours. »
Au fil des mouvements, l’œuvre explore l’évolution parallèle d’Ichmouratov et de figures historiques, révélant son style essentiellement romantique. « C’est curieux de présenter maintenant la musique traditionnelle en ces temps modernes, mais je ne veux pas que les gens soient pris par surprise », affirme-t-il. « Je veux créer quelque chose de fort, de puissant, dont le contenu non seulement suscite des émotions, mais véhicule un message résistant à l’usure du temps. »
« J’écris ce genre de musique, car la musique est une langue universelle », ajoute Ichmouratov. « Malgré les différences sociales produites par l’origine ethnique, la langue ou la religion, nous pouvons communiquer grâce à la musique avec chaque personne dans l’assistance et la faire vibrer. »
Traduction par Lina Scarpellini
L’Orchestre symphonique de Longueuil présentera la première de la Symphonie no 1, op. 55 d’Airat Ichmouratov le 28 septembre 2017, à 20 h. www.osdl.ca.
Prochains concerts : www.airatichmouratov.com et www.kleztory.com
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