Elinor Frey: Pour l’amour du violoncelle

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De jour comme de nuit, Elinor Frey respire la musique. Avec le courage et l’esprit d’entreprise qui la caractérisent, la violoncelliste canadienne ne compte pas ses heures pour poursuivre la carrière de soliste dont elle rêve depuis toute petite. Quand d’autres aspirent au confort d’un poste permanent à l’orchestre, Elinor Frey, elle, ne tient pas en place. À la fois interprète, professeure et chercheuse, elle continue de tracer sa route, projet après projet, en dépit des risques. Le vrai risque, pour elle, serait de lever le pied et penser que le plus dur est fait.

Nouvel album chez Analekta

Au mois d’avril, Elinor Frey a fait paraître un album de concertos virtuoses italiens de l’époque baroque pour lequel elle a utilisé deux instruments de sa collection personnelle. Le premier est un grand violoncelle typique des concerts du XVIIIe siècle et accordé sur les cordes de do-sol-ré-la. Quant au second, il s’agit d’un plus petit violoncelle, fait en Allemagne en 1770. Celui-ci s’accorde comme un violon (sol-ré-la-mi) et ouvre ainsi à l’interprète virtuose tout un pan du répertoire.

De fait, l’écriture mélismatique de la partie de soliste dans le Concerto en do majeur de Sammartini s’apparente à un solo de violon. Il en va de même pour les deux mouvements de sonates de Tartini, composés à l’origine pour le violon et qui se prêtent très bien au petit violoncelle (transposés simplement une octave plus bas). Fidèle à une pratique courante chez les interprètes de l’époque, Elinor Frey a composé ses propres cadences et ainsi augmenté la difficulté technique de ces morceaux, y compris ceux de Tartini. « Les notes sont écrites d’une certaine façon, mais j’ai décidé d’en faire ma propre version en y ajoutant des ornementations (glissandos et trilles). Je me suis simplement inspiré de la musique du compositeur pour en faire une interprétation que je trouvais belle, intéressante. Les compositeurs baroques nous laissent de l’espace pour interpréter et c’est aussi pour cela que j’adore jouer cette musique. »

Ambiance en studio

Elinor Frey est une perfectionniste. Lors d’une séance d’enregistrement, elle redouble d’efforts et de concentration pour s’assurer que l’intonation est parfaite et vérifier que tout se déroule comme prévu. Et encore… « On a beau vouloir tout préparer, il y a toujours quelque chose d’autre qui s’en vient, quelque chose à changer, à améliorer. »

Pour son album, enregistré à Calgary, elle a eu grand plaisir à travailler avec les musiciens de l’ensemble canadien Rosa Barocca, sous la direction de Claude Lapalme, très ouverts à ajuster leur interprétation dans les moindres détails. « J’ai beaucoup aimé cette belle énergie. J’ai passé une semaine avec eux que je n’oublierai jamais. On travaillait sérieusement, mais avec le sourire et le cœur léger. »

Malgré tout, ces quelques jours, comme tous les autres jours d’enregistrement dans la vie d’Elinor Frey, l’ont rendue insomniaque. L’énergie et la passion pour ce qu’elle fait l’emportent sur tout le reste. Chaque matin, la violoncelliste se lève en pensant à la prochaine pierre qu’elle posera à l’édifice.

Une curiosité insatiable

Quand elle ne joue pas, Elinor Frey consacre du temps à ses recherches. Elle a déjà exploré l’histoire du violoncelle à Paris autour de 1750 et voudrait sonder davantage le répertoire pour violoncelle composé en France durant cette période. Chercheuse invitée à l’Institut Orpheus de Gand (Belgique) au mois de mars dernier, elle s’est plongée dans les ouvrages les plus anciens de la grande bibliothèque qui contient notamment une rare collection de livres ayant appartenu au claveciniste et organiste Ton Koopman. Elinor Frey a également profité de son séjour dans le plat pays pour enregistrer son second album sur la musique du compositeur belge d’origine italienne Giuseppe Dall’Abaco (1710-1805), toujours chez la compagnie de disque Passacaille, et qui fait suite à l’immense succès du premier opus, récompensé d’un Diapason d’or en 2021.

Bien sûr, la violoncelliste ne compte pas en rester là. À partir de ses recherches menées en Belgique, elle prévoit enregistrer son tout premier album de musique française et a choisi d’ores et déjà le Domaine Forget de Charlevoix, aux premiers jours d’octobre, pour accueillir ce nouveau projet consacré à la musique méconnue du harpiste Jean Baur (1719-1773). L’événement marquera aussi le début des activités sur disque de l’Accademia de’ Dissonanti, nouvelle organisation fondée et dirigée par Elinor Frey. Sa mission : produire et jouer des concerts comme ensemble de musique de chambre, promouvoir la recherche ainsi que l’exploration et l’éducation musicales. « Je veux mener des projets qui soient utiles au milieu dans lequel je me trouve. Mon premier disque chez Analekta, par exemple, portait sur de la musique contemporaine dont la moitié ou plus était de compositeurs canadiens (Guided by Voices, 2019). »

À l’heure même où nous écrivons, Elinor Frey s’apprête à faire paraître un second album de musique canadienne chez Analekta avec la collaboration de ses collègues Amanda Keesmaat et Andrea Stewart. Celui-ci offrira la première écoute d’une pièce pour trois violoncelles baroques de Maxime McKinley, une commande qu’Elinor Frey a faite avec le soutien de la SOCAN et d’une subvention de Toronto. Par ailleurs, elle révèle, sans la nommer, qu’une « très bonne amie » a décidé de commander spécialement pour elle un tout nouveau concerto pour petit violoncelle. Il est prévu que le compositeur anglais Christian Mason achève l’écriture de cette œuvre en janvier 2024 et qu’Elinor Frey en fasse la création aux côtés de l’ensemble belge de musique baroque Il Gardellino. « Je ne veux pas perdre le fil avec la musique contemporaine, car c’est notre musique à nous. »

L’éveil de la passion

Durant son enfance, Elinor Frey a vécu dans un environnement qui penchait plutôt du côté de la musique ancienne. Ses parents n’étaient pas musiciens professionnels, mais sa tante Barbara Thornton était la voix principale de l’ensemble de musique médiévale Sequentia. C’est elle qui a été son premier modèle. « J’ai compris grâce à elle qu’une carrière de musicienne était possible », se souvient Elinor Frey. Et puis, il y a eu cet événement qui a tout déclenché dans son esprit. « Quand j’étais très jeune, j’ai vu un concert de quatuor à cordes. Trois hommes et une femme violoncelliste. J’en fus complètement étonnée. J’ai compris à ce moment que j’étais faite pour ça, je suis véritablement tombée amoureuse du violoncelle. Quand j’ai commencé, c’était un plaisir total. Je pouvais aller chez mon enseignante, passer une heure avec elle à jouer simplement en duo. J’ai aussi une sœur jumelle, mais à l’époque déjà, j’avais besoin de temps pour être seule et jouer. Comme quoi, les choses n’ont pas tellement changé. »

Elinor Frey n’était pas au bout de ses surprises. Quelques années plus tard, après sa scolarité, une autre série d’événements allaient bouleverser sa vie.

Le voyage en Italie

Autrefois, le voyage en Italie était un passage obligé pour tous les artistes qui souhaitaient parfaire leur formation et voir de leurs propres yeux les chefs-d’œuvre de la Renaissance. Elinor Frey a non seulement eu ce privilège, en 2009, mais elle en est ressortie transformée. « J’ai pu faire un séjour de plusieurs mois en Italie grâce à une subvention du programme Fulbright. J’ai appris l’italien, adopté le rythme de la vie et des conversations là-bas. Aimant l’architecture, je suis allée dans les églises. Je suis aussi allée à la rencontre des violoncellistes qui jouaient dans les rues et je me suis inspirée de la beauté des lieux. Comment peut-on jouer une sicilienne composée à Venise et n’avoir jamais vu les gondoles ? »

L’amour d’Elinor Frey pour le violoncelle et la musique baroque va de pair avec sa passion pour l’histoire, mais c’est seulement lors de ce fameux voyage qu’elle s’en est rendu compte. Aujourd’hui, elle continue d’entretenir avec l’Italie un lien affectif très fort. Chaque nouveau voyage représente pour elle un retour aux fondamentaux. « J’aime aller à Bologne, marcher vers le centre-ville, entrer dans la basilique San Petronio, écouter les réverbérations, voir l’orgue et imaginer que c’est Domenico Gabrielli, le premier compositeur à avoir écrit une sonate pour violoncelle, qui est en train de jouer. Pour moi, c’est une inspiration totale. Je me mets à la place des musiciens de l’époque. J’aime lire, explorer, me demander quels sons, quelles techniques ils utilisaient pour ensuite tenter de les reproduire et participer moi-même à cette histoire. Je dois comprendre un lieu, un contexte dans sa globalité, pour pouvoir convenablement interpréter telle ou telle pièce en concert. Jouer un morceau tout simplement parce que j’en suis capable, ça ne m’intéresse pas. »

De son premier voyage, Elinor Frey a aussi gardé un lien étroit avec le violoncelliste baroque et musicologue Marc Vanscheeuwijck qu’elle considère comme son mentor. « Quand je l’ai rencontré, ma vie a changé. Je cherche toujours à m’entourer des meilleures personnes et lui était au sommet pour moi. J’ai pu prendre rendez-vous avec Marc. Je suis allée chez lui et je lui ai dit que je voulais apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur le violoncelle. J’ai pris des notes, lu les livres qu’il m’avait recommandés et suis revenue six mois plus tard. On a continué ainsi la conversation. Cela fait maintenant treize ans qu’on se connaît. Après un certain temps, c’est lui qui m’a proposé de faire des projets avec lui. Récemment, j’ai donné un cours de maître à Bruxelles, où il enseigne. Lui est davantage musicologue, moi davantage interprète. J’ai beaucoup appris avec lui, mais je suis aussi mon propre chemin. Avec le temps, ma vision comme artiste s’est élargie. »

Son éthique de travail

« Je ne peux pas faire ce que j’essaye de faire et rester seule. J’ai beau avoir le talent, la force intérieure et l’énergie, j’ai aussi besoin de cette communauté. Quand je fais un nouveau projet, j’en parle autour de moi et à Marc en particulier. On a aussi des collègues qui participent, explorent, s’interrogent avec nous sur l’histoire du violoncelle pour voir comment on peut faire évoluer les choses et aller de l’avant. On ne peut plus jouer du violoncelle comme il y a 50 ans. »

Le public peut apprécier le résultat de ses travaux à ses concerts, à l’achat des disques, mais aussi dans les éditions de partitions qu’elle a elle-même préfacées et commentées (voir notamment ses publications autour de la musique pour violoncelle de Giuseppe Dall’Abaco et d’Antonio Vandini). « Voilà ce que je donne au monde, voilà ce que je suis. »

C’est avec la même ardeur au travail que l’artiste entrevoit, d’ici à quelques années, une période dédiée non plus à l’Italie, mais à l’Allemagne.

Projet à long terme

Elinor Frey apprend présentement l’allemand et s’immerge lentement mais sûrement dans la culture et l’histoire de ce pays. Un jour, dans deux ou trois ans, estime-t-elle, elle voudrait enregistrer les Suites pour violoncelle seul de Bach, son compositeur préféré (avec Boccherini). « C’est un long processus. Je dois comprendre la langue, passer du temps là-bas, jouer toute la musique de Bach qu’il est possible de jouer et créer un monde autour des Suites, pas simplement les jouer. J’espère alors avoir, dans mon corps, une connaissance plus profonde du rythme de cette musique. »

Et après?

Elinor Frey ne sait pas ce qu’elle fera dans cinq ans, mais elle continuera de se fier à son instinct. « Je ne veux pas qu’on m’enferme dans des catégories, qu’on commence à m’étiqueter, par exemple, comme une spécialiste de disques accompagnés de publications. Je n’aime pas les identités figées. On doit construire son identité, mais à un certain point, ça ne tient plus. J’estime que les transformations sont nécessaires pour garder vivante l’énergie que l’on a en soi pour la musique, pour l’art. Le fait d’enseigner à des élèves m’a aussi beaucoup apporté en ce sens, que ce soit à McGill, en privé ou en ligne. »

Elinor Frey sera au Festival Classica, à Saint-Lambert (12 juin), au Festival Montréal Baroque (24 juin), au Lunenburg Academy of Music Performance, en Nouvelle Écosse (27 juin-3 juillet), aux Concerts Lachine (16 juillet), au Festival Baroque de Lamèque, au Nouveau Brunswick (24-29 juillet) ainsi qu’à la Virée classique organisée par l’Orchestre symphonique de Montréal (13 août).

Elinor Frey sera au Festival Classica, à Saint-Lambert (12 juin), au Festival Montréal Baroque (24 juin), au Lunenburg Academy of Music Performance, en Nouvelle Écosse (27 juin-3 juillet), aux Concerts Lachine (16 juillet), au Festival Baroque de Lamèque, au Nouveau Brunswick (24-29 juillet) ainsi qu’à la Virée classique organisée par l’Orchestre symphonique de Montréal (13 août).

www.elinorfrey.com, www.festivalclassica.com, www.analekta.com

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A propos de l'auteur

Justin Bernard est détenteur d’un doctorat en musique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la vulgarisation musicale, notamment par le biais des nouveaux outils numériques, ainsi que sur la relation entre opéra et cinéma. En tant que membre de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), il a réalisé une série de capsules vidéo éducatives pour l’Orchestre symphonique de Montréal. Justin Bernard est également l’auteur de notes de programme pour le compte de la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Festival de Lanaudière. Récemment, il a écrit les notices discographiques pour l'album "Paris Memories" du pianiste Alain Lefèvre (Warner Classics, 2023) et collaboré à la révision d'une édition critique sur l’œuvre du compositeur Camille Saint-Saëns (Bärenreiter, 2022). Ses autres contrats de recherche et de rédaction ont été signés avec des institutions de premier plan telles que l'Université de Montréal, l'Opéra de Montréal, le Domaine Forget et Orford Musique. Par ailleurs, il anime une émission d’opéra et une chronique musicale à Radio VM (91,3 FM).

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