Diriger un opéra : Là où le théâtre rencontre la musique

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La Scena Musicale a le plaisir de présenter des EXTRAITS de Conducting Opera: Where Theatre Meets Music, une discussion fouillée sur les opéras, de Mozart à Richard Strauss, du point de vue d’un chef d’orchestre ayant toute une vie d’expérience. Joseph Rescigno, ancien directeur artistique de l’Orchestre Métropolitain, aborde ces chefs-d’œuvre afin de mettre en lumière ce que l’opéra accomplit comme nul autre art : une fusion entre la musique et le théâtre qui forme un tout supérieur à la somme de ses parties.

Bel canto et hauteur

Une fois que nous avons l’interprétation ­dramatique appropriée et les effets vocaux justes et stylistiquement adaptés, nous devons parfois examiner un problème qui guette de nombreux opéras de bel canto d’une manière qu’on ne voit pas ailleurs dans le répertoire. Il surgit à l’intersection de nos notes aiguës très prisées et des limites des cordes vocales et des tympans humains. Nous faisons face à des problèmes de hauteur, car certains numéros étaient à l’origine dans des tonalités plus ­élevées qui ont été abaissées il y a longtemps, probablement pour permettre des notes aiguës interpolées. La mode récente nécessite des productions plus fidèles. Il y a donc une tendance à restaurer la tonalité d’origine de certains numéros.

Il y a des compromis à faire pour augmenter la hauteur, cependant, parce que nous ­pouvons supposer que l’orchestre d’aujourd’hui s’accorde à un demi-ton ou même un ton plus haut que lorsque les œuvres de bel canto ont été exécutées pour la première fois. La hauteur grimpe progressivement et reflète un parti pris chez les instrumentistes pour un son plus clair, jusqu’à ce que les chanteurs et leurs producteurs doivent établir des balises. Les spécialistes baroques de notre temps ont ­finalement choisi simplement d’accorder ­l’orchestre à des tonalités plus basses.

Aujourd’hui, la plupart des orchestres en Amérique du Nord s’accordent sur un la équivalant à 440 Hz. En musique, pour les répertoires de Mozart à aujourd’hui, nous ne verrons probablement pas d’accord plus bas de si tôt. Ainsi, il est tout simplement déconseillé d’augmenter vers la tonalité supérieure d’origine certaines notes aiguës interpolées. Un mi bémol soutenu bien chanté est exaltant et il est déjà plus aigu qu’il ne l’était dans la première moitié du XIXe siècle. Mais si nous suivons la tradition et ­restituons la tonalité originale de la scène de folie de Lucia, par exemple, ce mi bémol devient un puissant fa aigu soutenu sur plusieurs mesures. Même quand elle est bien produite, cette tonalité est aujourd’hui presque douloureuse à entendre pour la plupart des amateurs de musique dans ce genre. Notez que c’est une question de contexte. De telles notes qui montent jusqu’à la stratosphère peuvent épater lorsque jouées par une trompette jazz, mais elles sonneraient rudes et fausses chantées en bel canto.

La décision de rétablir la tonalité d’origine n’est donc pas simple. Disons cependant que si les embellissements prévus nécessitent une transposition vers le bas, ils sont peut-être les premiers candidats à la modification de toute manière. Dans une œuvre comme Lucia, on entend souvent les mêmes variations que dans les années 1940 et 1950. Bien qu’il n’y ait rien de mal à ces variations en elles-mêmes, elles peuvent paraître démodées. Il est donc justifié de les repenser. Plusieurs artistes oublient que les embellissements dépendaient des artistes. Pour ma part, c’est ­toujours un plaisir de façonner des cadences et des variations en fonction des atouts d’un chanteur. Ces forces peuvent être le souffle plutôt que l’agilité, des notes aiguës plus hautes plutôt que des meilleures notes graves, etc. Ces forces influent sur des variations et des embellissements différents.

Hélas, la popularité et la familiarité de ­certains de ces opéras compliquent la décision de présenter de nouveaux embellissements. Lorsque le public s’attend à certaines ­variations ou notes aiguës et qu’elles sont ­éliminées, le chef d’orchestre peut bien ignorer les critiques. Bien que je sympathise avec le chanteur qui doit composer avec ces compromis, ma recommandation sera toujours de nous préoccuper, avant tout, de fournir la meilleure prestation possible.

Carmen : l’usine de cigarettes

Le passage évocateur et descriptif du chœur des ouvrières de l’usine de cigarettes dans l’acte I est souvent joué plus vite que l’indication métronomique de 60 noires pointées par minute. Il n’y a aucune raison dramatique ou musicale à ce changement. Du point de vue dramatique, le tempo indiqué par Bizet semble dépeindre parfaitement un groupe de femmes revenant d’une pause par une chaude après-midi à Séville − languissantes et aguicheuses. On peut supposer qu’au moins quelques-unes d’entre elles ont profité de cette pause pour dormir. Ces femmes sont bien conscientes qu’un groupe d’hommes les observe de près. Elles doivent donc déambuler, beaucoup plus enclines à taquiner les hommes (cibles faciles, certes) qu’à retourner au travail.

La mise en scène contribue fréquemment à la confusion concernant cette scène. Les femmes sont presque toujours vues sortant de l’usine. Mais le dialogue original montre clairement que les hommes (beaucoup d’entre eux) attendent le retour des femmes au travail. Quand Zuniga demande si des femmes travaillent dans l’usine, José lui dit : « Oui, mon lieutenant. Elles n’y sont pas maintenant; tout à l’heure, après leur dîner, elles vont revenir. Et je vous réponds qu’alors il y aura du monde pour les voir passer. » Malheureusement, même lorsque les dialogues de Carmen sont inclus, ces mots sont pratiquement toujours coupés.

La porte de l’usine, notamment, est souvent surélevée de sorte que le chœur descend ­l’escalier. Les mises en scène originales utilisent effectivement le verbe descendre dans l’andantino (dans Oeser et Choudens [première ­édition]), mais il est mal traduit dans la réimpression de Kalmus et dans la partition vocale de Schirmer disponible en téléchargement. Ici, descendre ne signifie pas nécessairement « descendre » au sens littéral ni même « arriver d’en haut ». Le sens du mot équivaut plutôt à « walk down [the street] » en anglais, se promener le long de la scène d’un pas relativement lent. Donc descendre ne veut pas dire aller vers le bas et ­certainement pas que les femmes quittent l’usine. (Cela peut sembler être un détail, mais notez que Carmen elle-même arrive en dernier. Cela correspond aussi mieux avec la fin d’une pause de travail. On imagine mal voir Carmen quitter son poste de travail la dernière.)

Le tempo indiqué correspond également au son angélique d’un chœur entièrement féminin et les paroles poétiques des femmes concernant les mots doux des amoureux, l’exaltation et les belles paroles des amants s’élevant comme de la fumée dans l’air. Ainsi, il ne se passe rien sur scène qui appelle un tempo plus rapide, et le choix que plusieurs font d’accélérer ce passage de chœur est moins intéressant dramatiquement que la vitesse indiquée par Bizet.

Quelques-uns de mes favoris

Le Nozze di Figaro. La pédale dans les contrebasses à peu près à mi-chemin du finale de l’acte II et en particulier le fa dans les basses juste avant que la mélodie se répète (m. 453). Ces notes se présentent de façon inattendue et pertinente dramatiquement, d’autant plus qu’elles mettent en relief le sentiment opposé dans la ligne que le comte s’apprête à chanter.

Don Giovanni. Le lyrisme de la trompette du sextuor dans l’acte II. Il laisse présager ce qu’un compositeur comme Richard Strauss allait faire dans Der Rosenkavalier plus d’un siècle plus tard.

Die Zauberflöte. Le quintette de l’acte I, en particulier les gammes descendantes de staccatos, simples mais magiques, des hautbois, bassons et violons de « Silberglökchen, Zauberflöten ».

Il barbiere di Siviglia. La dernière partie du duo Almaviva-Figaro dans l’acte I. Tandis qu’Almaviva se réjouit de la victoire de Rosina, sa mélodie est accompagnée d’une chanson dans laquelle Figaro attend avec impatience de se remplir les poches avec le paiement d’Almaviva. Bientôt, les deux chantent dans un contrepoint délicieux et progressent vers une conclusion exaltante, chacun chantant les mêmes mots : « di me stesso maggior mi fa ». En plus d’ajouter du piquant, le moment où les deux voix se rencontrent de manière dissonante fait ressortir davantage les objectifs plus nobles et prosaïques des personnages.

I Capuleti e i Montecchi. On peut dire que le point culminant dynamique de l’opéra est la conclusion du duo dans l’acte II entre Romeo et Tebaldo. L’émotif point culminant − et mon moment préféré − est sans aucun doute la scène finale. Le rôle de Romeo et son duo avec Giulietta après son réveil capturent l’essence lyrique de cette histoire d’amour.

Norma. La dernière section. On peut presque entendre venir la fin de Tristan et Iseult.

Lucia di Lammermoor. « Al fin’ son tua, al fin sei mio » dans l’acte III. Cette phrase calme au milieu de la virtuosité vocale de la scène de folie capture la fragilité de Lucia. C’est, à mon avis, le point culminant émotionnel de l’opéra. À une époque où les scènes de folie étaient courantes, celle de Lucia se distingue par sa sincérité et son efficacité.

Rigoletto. Le duo final, en particulier les arpèges de flûte sur le « Lassù in cielo vicina alla madre » de Gilda, puis ceux des violons dans la répétition. Un compositeur moindre aurait peut-être utilisé la harpe ou reproduit l’effet de flûte. Ces arpèges peuvent être magiques, surtout avec une Gilda qui a un bon contrôle de sa respiration et peut chanter de longues lignes, ce qui me permet de ralentir légèrement dans la répétition. Point culminant émotionnel de l’opéra selon moi, cela ne pouvait être composé plus parfaitement.

La Traviata. Le largo du finale de l’acte II. Il dépeint tous les personnages et l’ambiance parisienne dans un seul grand ensemble.

Aida. L’ouverture de l’acte III. On peut pratiquement sentir le courant du Nil.

Otello. Le duo Otello-Desdemona à la fin de l’acte I. Dans ce duo extatique, les deux chanteurs ne chantent jamais ensemble avant la dernière note, ce qui contribue à rendre cette note si merveilleuse.

Falstaff. La fugue finale, discutée ci-dessus, est une pièce revigorante et l’une des conclusions les plus excitantes tous opéras confondus. C’est également un rappel de Bach après le très romantique Otello. Dans une certaine mesure, on se souvient de la manière dont Richard Strauss s’est inspiré de Mozart pour son Rosenkavalier.

Der fliegende Holländer. L’aria du Hollandais (acte I). Cet air puissant résume entièrement et de manière passionnante l’histoire du retour du personnage-titre tourmenté ainsi que son désespoir.

Die Walküre. La mélodie de l’intermède orchestral après « der freier als ich, der Gott » de Wotan dans la scène finale, abordée plus haut. C’est peut-être mon moment préféré de toute musique.

Tristan und Isolde. L’ouverture de l’acte III. Le motif d’ouverture des violons se transforme en ascension de tierces sur quatre mesures. Il capte la solitude et le désir presque mieux que n’importe quel procédé en musique. Et puis le long solo de cor anglais dépeint parfaitement le désespoir et le désir. Sur une note plus légère, j’avoue être chatouillé par le passage des « Adieux de Wotan » qui commence quinze mesures avant la fin de ce long et très grave opéra (à la flûte, au hautbois et au cor anglais). Ce passage nous rappelle que Wagner a interrompu son travail sur le cycle de l’Anneau pour composer Tristan et qu’il ressentait le besoin d’y revenir.

Faust. « Ô nuit, étends sur eux ton ombre ! », chanté par Méphistophélès dans l’acte III, préfigure la musique française qui allait venir ensuite, comme celle de Gustave Charpentier et Gabriel Fauré. La harpe et les trémolos des violons, en particulier, apportent un accompagnement atmosphérique au cor. De plus, c’est l’orchestre plutôt que le chanteur qui porte la mélodie, une approche plus moderne que ce que l’on voit habituellement dans cet opéra.

Carmen. La répétition, toujours plus insistante, du motif du destin dans le duo final, discuté plus haut. Cela résume l’opéra dans son ensemble émotionnellement et musicalement.

Samson et Dalila. Les premières mesures de l’opéra : les bassons jouent une seule note; puis les cors jouent l’intervalle d’une tierce; et les flûtes jouent une triade mineure, suivie d’une triade mineure en seconde inversion dans les clarinettes et les bassons. Cela prépare le terrain pour l’ambiance en si mineur de la section suivante. L’accumulation d’intensité me rappelle l’ouverture de Das Rheingold où le grand fleuve naît dans les cors et grandit à travers la répétition harmonique de motifs. Dans ce cas-ci, c’est l’histoire des Hébreux qui est décrite.

La Bohème. Dans le dernier acte, le rallentando deux mesures avant [21] et la transition dans la section suivante. Ils incarnent le désir des amoureux et, pour moi, constituent le point culminant émotionnel de cet opéra. J’admets souligner ce rallentando – en plus du pianissimo et du dolcissimo à [21] − avec ardeur.

Tosca. Le « Te Deum » qui clôt l’acte I – avec un Scarpia grandiose. C’est la plus belle scène que Puccini ait jamais écrite pour un baryton.

Madama Butterfly. Le duo d’amoureux de l’acte I, en particulier le morceau joué par le hautbois qui double Madame Butterfly sur « bambino ». L’effet donne des frissons dans le dos.

Salomé. La dernière aria de Salomé. Un accord très dissonant sur le troisième temps de la mesure avant [361] résume l’ensemble de l’œuvre et sert de point culminant émotionnel à mon avis.

Elektra. Les mesures finales du duo Elektra-Klytämnestra. Le do aigu d’Elektra sur le mot « Jauchzt » et la résolution sur le si bémol aigu nous mènent aussi proches de la véritable catharsis que l’opéra nous le permette.

Der Rosenkavalier. Les valses à la sortie du baron Ochs dans l’acte III. Elles incarnent Vienne et, à ce jour, rien n’évoque autant la ville. Si l’opéra se déroule avant que la valse viennoise fleurisse, Richard Strauss se montre le maître de cette forme autant que Johann.

Ariadne auf Naxos. La conclusion de l’opéra. Elle élève cet opéra de chambre au sommet le plus grandiose. Dans cet hommage affectueux à Richard Wagner, l’orchestre semble être un ensemble de cent musiciens.

Publié par University of North Texas Press
Prix du livre relié : 29,95 USD
ISBN-13 du livre relié : 9781574417937, 336 pages

Pour plus d’information, visitez le www.untpress.unt.edu

Traduit par Andréanne Venne

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