(Extrait : Chapitre 3, pp. 97-100)
Par Eric Fillion
LE CONCERT-FORUM
Ces expériences s’inscrivent dans la suite des concerts-forums que le Jazz libre donne dès l’hiver 1968. La formule est simple : en premier, le groupe initie le public au free jazz en proposant de courtes improvisations suivies d’explications portant sur l’histoire de cette musique ; la seconde partie prend la forme d’une causerie pendant laquelle le public est invité à discuter de la portée sociale du jazz ; finalement, la soirée se termine avec une séance d’improvisation collective à laquelle le public est convié. Le Jazz libre donne des concerts-forums aux cégeps de Rosemont et de Maisonneuve ainsi qu’à l’Université McGill, au Centre de transition de l’Université du Québec et au Centre culturel de l’Université de Sherbrooke. Il monte aussi sur la scène du Gésu dans le cadre de la Semaine de l’indépendance du Collège Sainte-Marie, puis répond favorablement à l’invitation du comité d’organisation du carnaval d’hiver de l’Université de Montréal et à celles des associations étudiantes du Collège de Victoriaville et de l’École des Beaux-arts. Comme l’explique un chroniqueur du journal étudiant Quartier latin, ces concerts-forums sont l’occasion pour plusieurs jeunes de découvrir le free jazz tout en discutant de « musique, de libération, de création, de l’homme nouveau, de ce que chacun vit avec tout le monde[1] ».
Le Jazz libre conçoit le projet d’une tournée québécoise de concerts-forums avant même de se lancer dans l’Osstidcho. Ne pouvant savoir qu’il finira par accompagner Charlebois et ses complices pendant plusieurs mois, le quartet soumet une demande de financement au ministère des Affaires culturelles dans les jours qui précèdent la première du spectacle au Théâtre de quat’sous. Préfontaine espère obtenir le soutien nécessaire pour une tournée estivale des centres culturels de la province. Le projet d’animation qu’il propose est basé sur la formule du concert-forum augmentée d’un dispositif d’éclairage et de projection. L’utilisation d’un « Orgue de couleur[2] » constitue pour Préfontaine une solution au problème de l’éparpillement sensoriel qu’il associe aux projections psychédéliques. Cet intrigant dispositif est composé d’un stroboscope, de quatre projecteurs à lentilles et d’un nombre équivalent de microphones rattachés à une console. Plus de 300 diapositives – des photos des musiciens, des images abstraites et des illustrations thématiques (sur la guerre, l’environnement et les relations humaines) – peuvent ainsi défiler à l’écran en fonction du rythme et du volume de la musique. Le groupe souhaite aussi acquérir un lot d’instruments percussifs conçus par Orff et semblables à ceux utilisés par Rossignol dans le cadre de ses ateliers d’animation culturelle. Malheureusement, sa demande de financement s’embourbe dans la bureaucratie ministérielle, et ce, malgré les efforts de Préfontaine pour convaincre ses interlocuteurs au ministère des Affaires culturelles et à la Fédération des centres culturels de la province de la pertinence du projet.
L’échec de cette demande de financement étonne les quatre musiciens puisqu’ils sont convaincus du potentiel mobilisateur de leur musique-action. Dans une lettre adressée à Gilbert Comtois, directeur de la Fédération des centres culturels, Préfontaine manifeste son désarroi en regard des obstacles rencontrés par les membres du groupe « au sein même des seuls organismes d’État habilités à leur venir en aide », d’autant plus que pour chacun des concerts-forums donnés au printemps, « le succès a été total et inespéré, au point qu’il était difficile d’y mettre un terme même après trois ou quatre rappels[3] ». Le « Doc » exagère sans doute lorsqu’il décrit la réponse des jeunes au free jazz. N’empêche que le Jazz libre suscite leur curiosité. Jacques Valois, à qui le groupe fait parfois appel pour remplacer Maurice Richard en 1969 et 1970, se souviendra d’une performance matinale dans une école : une expérience à la fois difficile, à cause de ses habitudes de vie nocturne, et engageante, considérant la disponibilité et la curiosité des étudiant·es[4]. Diane Dupuis, ingénieure de son et conjointe de Préfontaine à l’époque, gardera, elle aussi, des souvenirs agréables des concerts-forums. Les jeunes ont « l’esprit ouvert[5] », mais veulent tout de même savoir : « Pensez-vous que vous faites une musique québécoise présentement[6] ? » « Est-ce que le mot musique convient vraiment ? » « Si c’est des sons, pourquoi qu’on appelle ça du jazz, parce que du jazz ça reste de la musique[7] ? »
NOTES
6] Centre Tenzier pour la préservation et la diffusion des avant-gardes québécoises (ci-après Centre Tenzier), Dossier Jazz libre (ci-après DJL), JLQ-P-1994-0014-0099-A-1-A-2-L, enregistrement sonore d’une performance à Montréal, 4 février 1973.
7] Centre Tenzier, DJL, JLQ-P-1994-0014-0084-B-1-B-2.R, enregistrement sonore d’une performance à Grand-Mère, 20 juin 1970.
À lire aussi en ligne : Propos de l’auteur sur son ouvrage https://myscena.org/fr/marc-chenard/qjlq-revolution-dans-lantichambre/
Eric Fillion JAZZ LIBRE et la révolution québécoise. Musique-action, 1967-1975. M Éditeur, Collection Mouvements. ISBN 978-2-924924-06-8 (En librairie dès le premier mai.)