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Deux des figures les plus marquantes du monde de la musique nous ont quittés en 2016, à un mois d’intervalle : Pierre Boulez le 5 janvier et Nikolaus Harnoncourt le 5 mars. Ils sont, entre autres choses, universellement reconnus comme deux des plus grands chefs d’orchestre des cinquante dernières années. Leur travail ne s’est pas limité à la direction d’orchestre, loin de là. Boulez fut d’abord et avant tout compositeur et il fut aussi bâtisseur d’institutions musicales et un ardent défenseur de la musique contemporaine. Harnoncourt a été l’âme du retour aux instruments d’époque en ce qui concerne l’interprétation de la musique baroque; il a aussi été essayiste.
Tous deux sont devenus chefs d’orchestre alors que leur carrière était déjà largement entamée. Boulez est monté sur le podium par défaut, par manque de chefs d’orchestres capables de diriger sa musique si complexe. Au début, son répertoire fut limité, car il prônait une optique de la table rase, comme si les œuvres du passé, même récent, avaient peu à nous dire. Harnoncourt a abordé la direction d’orchestre par rébellion contre la tradition romantique de l’interprétation de la musique baroque, alors qu’il était violoncelliste à l’Orchestre symphonique de Vienne. Il a critiqué une interprétation de cette musique marquée par l’usage de grandes formations symphoniques, inconnues des compositeurs baroques, d’un vibrato extrême aux cordes, d’un son lourd et opaque et de ce qu’il considérait comme un manque de vivacité rythmique.
Les deux musiciens sont devenus chefs d’orchestre dans un esprit de rupture, et leur histoire est celle du passage de la rupture à la maîtrise d’un style d’interprétation qui s’est imposé au fil des années. Ils ont profondément influencé le public et les musiciens d’orchestre, et le public et les musiciens les ont influencés à leur tour.
J’ai été disquaire à Montréal de 1970 à 1986. Je me souviens comme si c’était hier des disques de Pierre Boulez à la tête de l’Orchestre de Cleveland ou du Philharmonique de New York, parfois boudés par les critiques et le public. Certains disaient ses interprétations sans émotion. Elles ne l’étaient pas : elles étaient différentes. Elles cherchaient à faire ressortir la clarté des lignes, la précision rythmique et la dynamique entre les sections de l’orchestre. Progressivement, Boulez a élargi son répertoire, en commençant par les compositeurs du passé le plus récent et en remontant dans l’histoire : Schoenberg, Berg et Webern, puis Stravinski, Bartók, Debussy, Ravel, Mahler, puis Berlioz et même des incursions chez Beethoven. Plus tard, il s’est ouvert à Haydn et même Haendel. L’élargissement de son répertoire, son travail avec de grands orchestres et sa fréquentation d’un public de plus en plus large ont influé sur sa direction, qui est devenue plus souple, sans s’écarter de sa recherche d’objectivité.
Je me souviens aussi des enregistrements qui ont commencé à paraître avec Harnoncourt à la tête du Concentus Musicus de Vienne, un groupe qu’il avait fondé en 1953 pour entreprendre le retour aux instruments d’époque dans l’interprétation de la musique du 18e siècle. C’était une question de technique autant que d’esthétique. Il fallait maîtriser l’usage des instruments anciens pour qu’ils plaisent à un auditoire habitué au son soyeux et à la virtuosité des instruments modernes. Qu’est-ce que ces instruments qui caquettent et sonnent comme si on est à la chasse à courre, s’indignaient plusieurs ! La maîtrise de l’instrument est allée de pair avec le développement d’une esthétique où les tempi sont plus rapides, le son allégé et les rythmes plus incisifs. De cette maîtrise nouvelle, l’émotion a jailli, un peu comme si on avait enlevé une couche de poussière qui reposait par tradition sur les œuvres. Comme pour Boulez, le répertoire du chef Harnoncourt s’est élargi, mais en sens inverse, en remontant le temps depuis Monteverdi, Bach et les baroques jusqu’à Mozart, Beethoven, puis Brahms et Bruckner et jusqu’à un Porgy and Bess en 2009. Lui aussi s’est mis à diriger les grands orchestres symphoniques et s’est rapproché d’un public élargi qui redécouvrait la vivacité de la musique du passé. Le style de Harnoncourt s’est lui aussi modifié. Ses rythmes sont devenus plus fluides, sa sonorité plus chaude, on avait affaire à un orchestre symphonique allégé, mais gardant la force unique qui provient du grand ensemble.
Ainsi, les deux grands chefs aux personnalités et aux parcours si différents étaient devenus à l’automne de leur carrière des invités réguliers des orchestres philharmoniques de Vienne et de Berlin, deux piliers de la grande tradition dans l’interprétation de la musique classique. Quelque chose s’était produit : la musique d’orchestre s’était résolument affranchie de l’interprétation dite romantique de la première moitié du 20e siècle, reconnaissable à sa sonorité massive, plus grande que nature, et à sa recherche de solennité qui gomme les contrastes et la vivacité rythmique.
Boulez et Harnoncourt ont exercé une influence considérable sur les chefs de leur époque et ceux d’aujourd’hui.
Vous écoutez le Beethoven de Kent Nagano et vous ressentez tout de suite l’influence des instruments d’époque et de l’esthétique défendue par des chefs comme Harnoncourt. C’est un Beethoven allégé, rapide, plein de vitalité, qui séduit tout de suite l’auditeur d’aujourd’hui. L’intégrité intellectuelle de Boulez face à la partition, la précision de sa direction, la mise en valeur des plans sonores ont inspiré nombre de chefs et contribué à l’évolution de la technique et de l’esthétique de l’interprétation.
L’évolution de l’interprétation musicale est traversée de personnalités qui ont su mettre en valeur la richesse des œuvres pour qu’elles continuent à nous émouvoir même des siècles après la mort de leurs auteurs. Pierre Boulez et Nikolaus Harnoncourt ont contribué à cette évolution et la reconnaissance universelle de leur valeur comme chefs d’orchestre est celle de leur héritage.
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