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Mes œuvres sont les enfants de ma connaissance de la musique et de la douleur », écrivit Schubert dans ses carnets. Inspiré des Schubertiades, soirées musicales et littéraires durant lesquelles le prolifique compositeur autrichien se mettait au piano pour ses amis poètes, chanteurs, musiciens et peintres, Winterreise (Voyage d’hiver) est un cycle romantique de vingt-quatre lieder, petites pièces pour piano et voix, composé un an avant son décès précoce, à l’âge de trente et un ans. Les paroles de Voyage d’hiver sont tirées de poèmes de Wilhelm Müller. Schubert ne se sert presque que d’une note par pied, produisant une œuvre extrêmement mélancolique qui évoque les errances d’une existence malheureuse marquée par l’amour déçu, la fatalité, les tourments et la maladie, presque annonciatrice du drame expressionniste. Le ton est donné – minimaliste, exalté, douloureusement sensible.
La musique de Schubert accompagne la vie de José Navas depuis un bon moment. L’interprète chorégraphe d’origine vénézuélienne avait intégré Der Leiermann, la dernière mélodie du Winterreise, à son solo Personæ (2012) et il avait aussi glissé un morceau de Schubert dans les environnements sonores de Rites (2015), un autre de ses brillants solos. « Schubert est un compositeur dont j’adore le parcours et auquel je m’identifie beaucoup et j’ai voulu que son œuvre devienne cette fois le cœur d’un travail chorégraphique et dramaturgique très fouillé », confie Navas, rejoint en Belgique, juste après l’heureuse première mondiale de Winterreise. Il a basé ses recherches sur le superbe livre Le Voyage d’hiver de Schubert : anatomie d’une obsession du ténor anglais Ian Bostridge, traduit et publié dans plus de dix langues, qui replace l’œuvre dans son contexte sociohistorique et démontre comment elle a influencé d’autres grands musiciens, mais aussi la littérature et notamment le lauréat du prix Nobel Thomas Mann (La mort à Venise, La Montagne magique). Mais comment toucher à la beauté pure, sans trébucher dans le mélodrame ? Selon Navas, la version piano et voix est celle qui rend le plus justice à l’intimité de cette œuvre emblématique de Schubert. Voyage d’hiver aurait d’ailleurs été joué de nombreuses fois sur un genre de piano-forte à cordes parallèles sur barrage de bois, dans la Vienne natale du compositeur. Le danseur est catégorique : « Le minimalisme de cette pièce admirable se suffit à lui-même, l’échange entre le chanteur, le piano et moi est intime – tout ajout est superflu et dangereux. »
Avec Rites, José Navas avait marqué son entrée dans la cinquantaine et souligné le chemin parcouru, se révélant sans artifice, dans la fragilité de l’homme conscient d’un cap décisif. À cinquante-cinq ans, l’interprète explore maintenant la danse de manière plus introspective : Voyage d’hiver est le périple d’un corps se sachant en déclin. José Navas souffre en effet d’arthrite rhumatoïde et il ne peut plus commander son corps aussi impérieusement qu’autrefois. Il doit travailler de longues heures afin d’obtenir la souplesse qu’il recherche avant un spectacle et après celui-ci, il lui faut rester très longtemps immobile pour récupérer. Comment habiter cette anatomie qui semble ne plus se révéler qu’en négatif ? Il constate : « C’est comme si j’avais emménagé dans un nouvel appartement ou dans le corps de quelqu’un d’autre, il faut apprivoiser ces nouveaux territoires, apprendre comment y évoluer. » Mais le changement est inéluctable et au lieu d’essayer de l’ignorer, José Navas veut l’affronter, le chorégraphier. « Je souhaite pouvoir danser jusqu’à ce que je sois très vieux, je dois donc apprendre à négocier avec ce nouveau corps, à danser avec mes limites et toutes les vulnérabilités qui s’y rattachent. »
Pour Cruz et Céleste
José Navas vit un indéniable moment de deuil, mais le Montréalais d’adoption refuse de démissionner; il reste curieux, perçoit un potentiel. Pas question que son incroyable puissance de création s’éteigne : « Je veux continuer de produire, chercher et trouver mon corps – il y a toujours de la lumière, une oasis de calme de l’autre côté de la souffrance. » La douleur a un surprenant côté méditatif, elle arrive et disparaît, force la concentration sur le moment présent. José Navas veut l’apprivoiser, il doit l’apprivoiser – il en va de sa santé mentale. Le contexte le pousse à redécouvrir le yoga et la méditation. L’artiste croit qu’il doit s’ouvrir au sujet de sa maladie, autant pour son bénéfice que pour celui des autres. Sa façon de transcender ou de négocier avec l’inconfort – sans médicaments – pourrait-elle être une possible source d’inspiration pour autrui ? José Navas évoque la recherche d’un nouvel équilibre, la volonté d’adopter un mode de vie plus équilibré, la nécessité de finalement prendre des jours de congé. Lui qui a toujours aimé la vitesse et l’agilité, il prend maintenant une grosse demi-heure à se préparer avant de sortir. « J’ai l’impression que je deviens comme mon père et je vis de grandes frustrations. »
Le spectacle est d’ailleurs dédié à Céleste et Cruz Navas, les parents du chorégraphe, tous deux décédés récemment. Cette terrible coïncidence a néanmoins été la clef qui a permis de trouver la juste tonalité de l’œuvre, en perte des repères de sa jeunesse, confie le danseur. La disparition de son père l’a fait réfléchir à l’histoire de sa famille, à la situation actuelle du Venezuela, à l’imagerie masculine. « Ma mère Céleste souffrait elle aussi d’arthrite rhumatoïde et je l’ai vue décliner. À l’âge de soixante ans, elle se déplaçait encore, à soixante-dix, beaucoup moins, à soixante-quinze, elle ne bougeait plus du tout et elle en faisait des cauchemars, raconte-t-il avec émotion. Mon pays d’origine a complètement changé, mes parents ne sont plus, ce qui me reste, c’est la danse. » José Navas y pense après chacun de ses spectacles et c’est pour cette raison qu’il s’allonge à plat ventre sur la scène et l’embrasse, plein de gratitude d’avoir pu danser, un soir de plus, devant son public. « Je m’inquiète du jour où je ne pourrai plus le faire, mais cette angoisse est porteuse d’un bel éveil zen : je danse avec infiniment plus de présence et d’intimité. »
Winterreise a été créé il y a tout juste deux semaines, à Alost (Belgique). « En Belgique, où j’ai eu la chance de présenter toutes mes productions depuis 1991, ils n’hésitent pas à programmer des solos dans de très grandes salles, ce qui accentue le côté vulnérable du spectacle et j’adore cela » souligne José Navas qui présentait pour la septième fois ses créations au Cultuurcentrum De Werf. Plus près de nous, le créateur est aussi un abonné de la Cinquième Salle : « J’aime beaucoup le professionnalisme de l’équipe technique qui y travaille, c’est un endroit que je connais bien et je m’y sens parfaitement à ma place. » De plus, il est rare qu’un interprète ait la possibilité de danser une production soir après soir et, puisque Danse Danse lui fait assez confiance pour lui offrir une nouvelle fois la possibilité de le faire, le chorégraphe ne boudera pas son plaisir. « J’ai hâte, je me sens chanceux d’avoir ces opportunités – j’ai cinquante-cinq ans et j’espère pouvoir continuer à danser toute ma vie. »
José Navas, accompagné du ténor Jacques-Olivier Chartier et du pianiste Francis Perron, présente Winterreise à la Cinquième Salle de la Place des Arts, du 11 au 22 février. www.dansedanse.ca
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