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Cette année est celle des succès de Lorraine Pintal. La directrice artistique du Théâtre du Nouveau Monde, qui s’est vue récompensée en mai dernier du prix du Gouverneur général pour la réalisation artistique 2019 (Théâtre), décroche enfin les subventions nécessaires à l’actualisation de l’institution de la rue Sainte-Catherine et termine la saison avec un Lysis très attendu.
Lorraine Pintal vient de remporter une grande victoire. C’est que son équipe dépose depuis douze ans des demandes pour l’agrandissement du TNM; la seule acceptation du projet prend donc des allures de réalisation. « Je répète toujours que le TNM est comme une grosse main dans un petit gant; il était plus que temps de l’adapter. » Le TNM accueille en effet un nombre considérable de spectateurs trois cents jours par année et l’endroit, qui a tout de même récemment eu droit à quelques rénovations indispensables, nécessite de sérieuses mises à niveau. On dit souvent que le théâtre est un art éphémère, mais il a besoin de lieux durables. Les dernières vraies rénovations, réalisées en 1997, s’étaient révélées peu convaincantes à l’usage. Les deux cents personnes qui travaillent, jouent et vivent dans les murs de la célèbre maison confirment que c’est en vivant dans un théâtre qu’on en voit les défauts, ironise la directrice générale du TNM.
Porté par la ministre provinciale de la Culture et des Communications Nathalie Roy, le dossier a été appuyé par Patrimoine Canada et la Ville de Montréal et le ministère de la Culture a ensuite bonifié son offre initiale de quatre millions, reprend Lorraine Pintal, rayonnante. Pour soutenir le chantier, Québec a donc annoncé un soutien financier de presque 12 millions $, qu’Ottawa augmente de quatre autres millions. Pour sa part, la Ville de Montréal participe au montage financier avec une contribution d’un million. Il reste donc 4 millions à trouver au privé, dans le cadre de la campagne Déployer le Nouveau Monde : « Nous pourrons bientôt commencer les appels d’offres et annoncer un concours d’architecture afin d’amorcer officiellement les travaux à l’été 2021 et viser le dévoilement de notre nouvelle signature architecturale pour le 71e anniversaire du Théâtre du Nouveau Monde, à compter de 2022 », précise la directrice générale. Les espaces dédiés à l’accueil et la diffusion, les ateliers créatifs et les bureaux administratifs seront rénovés, une seconde salle de répétition est planifiée côté rue Sainte-Catherine tandis qu’une nouvelle tour de création sera dressée au sud. À la hauteur du bâtiment actuel, elle sera dédiée aux ateliers d’art éducatif et thérapeutique ainsi qu’à l’exploration des techniques de scène, accueillant aussi un nouveau costumier sous verre accessible au public.
Il s’agit d’un dévoilement du nouvel espace plus que d’une réouverture puisque Lorraine Pintal souhaite conserver les saisons telles que programmées. Le renouveau du TNM devrait donc se dérouler à vue et la célèbre maison rester accessible au public. La direction artistique du TNM peut actuellement s’enorgueillir de 10 000 à 10 500 abonnés par an et il est hors de question de rompre avec cette base de spectateurs qui lui permet d’investir dans des productions moins accessibles. « Nous avons pris la mesure de l’affection que les abonnés vouent aux murs du TNM lors des travaux réalisés en 1997, quand nous avions été accueillis à la salle Pierre-Mercure et au Monument-National – il ne faut pas rompre un attachement aussi fort à un lieu. » D’autant qu’avec la multiplication des compagnies, la popularisation du cirque, des comédies musicales étrangères en tournée, le TNM doit composer avec une offre culturelle infiniment plus abondante et concurrentielle qu’en 1996. Les créatifs réussiront certainement à s’accommoder des travaux, le plus grand défi étant probablement de maintenir le café du Nouveau Monde ouvert, évalue la metteure en scène.
Je fais tout pour que ça marche
Lorsqu’on souligne sa remarquable ténacité, Lorraine Pintal rit : « J’apporte le même soin aux travaux administratifs qu’à la mise en œuvre d’un spectacle et que ce soit pour des subventions ou la mise en scène dans une production, je ne lâche pas le morceau et je fais tout pour que ça marche ! » Les femmes artistes sont très appliquées et déterminées, souligne-t-elle. « Évidemment, il reste encore une longue route à parcourir avant d’obtenir la parité parfaite, mais c’est formidable de voir plusieurs femmes artistes récompensées et d’être invitée à rejoindre le groupe sélect des Brigitte Haentjens et autres Marie Chouinard et Suzanne Lebeau. »
« Je pensais mériter cette reconnaissance et ne suis pas embarrassée de dire que j’ai demandé qu’on soumette ma candidature aux prix du Gouverneur général, indique la comédienne et metteure en scène. Car pour que des femmes se retrouvent en lice parmi les finalistes et puissent gagner, il faut qu’elles se soient présentées ou que quelqu’un présente leurs dossiers et c’est ce que j’ai fait. J’ai demandé qu’on suggère mon nom pour ce prix qui est assorti d’une enveloppe de 25 000 $ de reconnaissance. » Lorraine Pintal a choisi de consacrer cet argent à la constitution d’un fonds philanthropique auprès de la Fondation du Grand Montréal et de créer sa propre fondation pour encourager la nomination de femmes à des postes clefs en théâtre, de la direction de compagnies à la mise en scène, par l’octroi d’une bourse de 5 000 $. « L’aide pour encourager les femmes à atteindre de hauts postes est inexistante », dit-elle. Générosité bien ordonnée commençant par soi-même, une partie de la bourse ira encourager le mouvement Déployer le Nouveau Monde (6000 $). « Je souhaite surtout faire fructifier cette bourse afin de pouvoir remettre 5000 $ chaque année. »
Cet automne, pour sa première contribution, la Fondation Lorraine Pintal s’est alliée au TNM pour décerner la bourse Jean-Pierre Ronfard, bourse que la directrice générale créait en 2013 sous la forme d’une résidence de mise en scène, en hommage à l’homme de théâtre visionnaire et audacieux qui fut très engagé auprès des jeunes comédiens du TNM. La bourse Jean-Pierre Ronfard 2019, remise par la Fondation Lorraine Pintal, est donc décernée à la prolifique et talentueuse metteure en scène Édith Patenaude, déjà lauréate d’un prix de la critique pour la mise en scène (2017). Cette bourse lui permettra d’explorer le répertoire de l’auteur norvégien Henrik Ibsen dans la perspective d’une éventuelle programmation sur la scène du TNM.
Le féminisme assumé
En poste depuis 1992, Lorraine Pintal s’est toujours affichée comme féministe, fière d’avoir participé à quelques grands combats. Car il fut un temps où il valait mieux éviter de se réclamer trop ouvertement du mouvement féministe, regrette-t-elle. Alors, à l’ère du post #MoiAussi et du mouvement Femen, la metteure en scène programme une comédie à grand déploiement où des femmes prennent les grands moyens pour forcer les hommes à mettre fin à la guerre avec les Spartiates. « Le spectacle sera à la fois très engagé et grand public; cette pièce est aussi un grand chant choral qui donne l’occasion de convoquer dix-neuf interprètes sur scène, en plus des trois musiciens qui accompagnent le spectacle du début à la fin. »
Peut-on scruter le texte d’Aristophane selon le test de Bechdel (théorisé en 1985 par Alison Bechdel et Liz Wallace) qui évalue la qualité de la présence féminine dans un film en voyant s’il propose au moins deux personnages féminins clairement esquissés qui se parlent d’un sujet autre qu’un personnage masculin ? Ce texte a été écrit à une époque où les femmes n’avaient pas accès à la scène, mais toute la vulgarité, les allusions phalliques, la misogynie et l’humour grossier qui est latent et qu’on a pu voir dans certaines versions ont été évacués, rassure Lorraine Pintal. Des pièges qu’avaient aussi évités Michel Tremblay et Claude Brassard lors de l’ouverture du CNA. L’idée était de se saisir du personnage fédérateur de Lysis; la pièce Lysistrata n’existe plus, mais ne pas y faire référence aurais manqué d’éthique : Lysis est devenue une cadre haut placée, mais militante écoféministe qui travaille pour une compagnie qui a révolutionné le traitement de l’infertilité. « Nous donnons donc notre source pour nous en éloigner – on conserve par contre le coryphée des femmes et celui des vieillards. »
Lorraine Pintal parle d’ailleurs avec satisfaction de l’immense travail d’adaptation mené de concert par Fanny Britt et Alexia Bürger : « Ces deux autrices ont de l’ironie, du sarcasme et de l’humour à revendre et c’est ce que je voulais – évoquer la créativité intelligente et ludique des femmes et leur façon d’exprimer leurs revendications dans le contexte du mouvement #MoiAussi. » La metteure en scène travaille actuellement avec la troisième révision du texte et elle décrit plus un partage d’impressions qu’une commande. La réflexion est encouragée par les sujets d’actualité : il faut citer le débat de l’avortement aux États-Unis, la bataille de l’écologie où les femmes ne donnent pas leur place et bien entendu ne pas oublier le fameux plafond de verre ni les répercussions du mouvement #MoiAussi, même si les premiers éclats des révélations sont déjà un peu dépassés. « Ç’a été frappant de constater que les archétypes masculins sont d’abord apparus plus précis que les personnages féminins. » Le spectacle s’engage au niveau des corps des femmes; l’interprète chorégraphe Jocelyne Montpetit conseille le mouvement des corps dans l’espace, les pistes musicales y insufflent un sens cérémonial, rituel et sacré : « Dix-neuf interprètes sur scène, c’est puissant ! »
Lorraine Pintal, Fanny Britt et Alexia Bürger : deux générations de femmes qui s’unissent, comme dans Lysistrata ? « Il est naturel d’aspirer à une forme de solidarité envers la cause féminine et le TNM confirme son ouverture en donnant à ces deux brillantes autrices l’occasion de parler à 20 000 personnes pendant 20 à 30 représentations. » C’est une tribune magnifique, mais la route n’est pas terminée : il faut poser d’autres actions durables, que la vague prenne de l’ampleur : « Je veux voir évoluer les futurs possibles de nos artistes féminines, parce qu’elles ont du talent, tout simplement. »
Lysis au Théâtre du Nouveau Monde : avec Anne-Élisabeth Bossé, France Castel, Monia Chokri, Pierre Curzi, Nadine Jean, Soleil Launière, Étienne Lou, Widemir Normil, Olivia Palacci, Philippe Racine, David Savard, Mani Soleymanlou, Manuel Tadros, Marie Tifo et Tatiana Zinga Botao, du 21 avril au 16 mai 2020.
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