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Carla Bley et Steve Swallow
Même si la musique est un dur métier, il y a une part de bénéfices aussi. Entre autres, on peut l’exercer toute une vie durant, sans être contraint à la retraite. Tant que la muse l’habite et sa santé le lui permet, le musicien peut poursuivre son travail jusqu’au crépuscule de ses jours.
Tel est le cas de Carla Bley. Pianiste, compositrice et arrangeuse, elle persiste et signe depuis plus d’une cinquantaine d’années. Malgré ses 82 ans bien sonnés, marqués bien discrètement le 11 mai dernier, elle ne semble aucunement prête à ranger son crayon et ses feuilles de portées, ni même à faire ses adieux de la scène. Fin avril, elle et son conjoint, le bassiste électrique Steve Swallow, ont effectué un court séjour à Turin pour se produire avec un orchestre local exécutant un programme de six de ses œuvres. Le premier juin, elle était au Kenny Center à Washington avec le Liberation Music Orchestra, formation mise sur pied par le regretté Charlie Haden et dont le répertoire est de la plume de Bley. Début juillet, le couple passera au FIJM comme invités spéciaux de l’ONJ Montréal. Les deux s’envoleront juste après pour l’Europe pour entamer une tournée en trio avec un complice de longue date, le saxo britannique Andy Shepard.
Pour sa prestation montréalaise, elle reprendra le programme donné en Italie, à une exception près. « Le directeur de votre ensemble (Jacques Laurin) tenait à jouer une de mes plus anciennes pièces (Fresh Impression), alors j’y ai consenti en retirant un des titres exécutés en avril. » Bien que l’orchestre aura l’occasion de monter le répertoire avant leur arrivée, Bley a un mode de travail très précis. « Quand je reçois de telles offres, je dois me replonger dans ma musique, choisir les morceaux, les travailler avec Steve à la maison, concevoir ma façon de les diriger, etc. Une fois sur place, nous faisons une première répète de trois heures avec la section rythmique seulement (Kevin Warren, btr. et Dan Thouin, claviers, se joindront au couple, n. d. a.). Après, je fais deux séances avec l’ensemble au grand complet pour bien roder le tout et une générale le jour du spectacle. »
Parcours
Quant à son œuvre, elle est abondante, si bien qu’elle en a perdu le compte – elle la situe à plus de trois cents morceaux. Pour Bley, la musique a toujours été, plus qu’un emploi, une vocation inscrite dans ses gènes. Née en Californie, Karen Borg, de son nom de fille, a grandi dans un milieu musical : son père, professeur de piano et directeur d’une chorale, lui donne ses premières leçons qui seront ses dernières, elle-même affirmant avoir terminé son éducation musicale dans son enfance. Adolescente, elle traverse le continent en direction de la Grosse Pomme et gagnera sa croûte à faire quelques boulots alimentaires, entre autres comme vendeuse de partitions ou de cigarettes dans les bars. C’est dans une de ces boîtes qu’elle rencontrera le premier homme de sa vie, le Montréalais Paul Bley, qu’elle épousera à peine la vingtaine. Le jeune couple se lance à l’aventure en direction de la côte ouest, où il découvrira le révolutionnaire Ornette Coleman, qu’il talonnera de près dans sa légendaire et controversée conquête de La Mecque du jazz en 1959.
C’est en cette même année que les destins de Carla Bley et de Steve Swallow se croisent une première fois. Ce dernier s’en souvient bien d’ailleurs : « Nous nous sommes rencontrés au Bard College dans l’État de New York. J’ai joué un concert avec Paul Bley dans un festival organisé par Ran Blake (un pianiste). J’ai été si étonné que j’ai laissé tomber mes études universitaires et j’ai frappé à leur porte quelques semaines plus tard. Carla était un peu comme ma mère à cette époque, elle veillait sur moi, comme je fais avec elle aujourd’hui. » Mais ce n’est que plus tard, au milieu des années 1980, que leur liaison deviendra permanente. Pourtant, leur collaboration musicale s’est entamée bien avant, alors que Swallow était contrebassiste. C’est en 1970 qu’il délaisse la basse acoustique pour adopter le modèle électrique, instrument perfectionné à plusieurs reprises par son luthier. Sa décision, affirme-t-il, ne relevait d’aucune raison précise. Pourtant, il a dû lutter contre vents et marées pour la voir acceptée, au point d’avoir éprouvé un certain plaisir à s’acharner à la cause.
À cette première époque, Carla avait commencé à composer. Paul Bley interprétera régulièrement ses pièces, séduit par leurs harmonies assez dépouillées, et continuera de les jouer bien des années après leur divorce.
La carrière de la jeune compositrice prendra son envol durant les années turbulentes des Fabulous Sixties. Elle sera autant témoin que participante aux grandes ruptures qui chambouleront la scène : adhésion au collectif d’avant-garde Jazz Composers Guild, premières réalisations orchestrales pour le JCOA (Jazz Composers Orchestra Association) et enregistrement d’un premier album personnel en 1967, A Genuine Tong Funeral, placé sous son nom et celui du vibraphoniste Gary Burton. Avec un nouveau partenaire, le trompettiste Michael Mantler, elle mettra sur pied une étiquette de disques (Watt Records), jumelée à une maison de distribution (NMDS – New Music Distribution Service, dissoute depuis). Dans cette foulée, elle rédigera des arrangements pour le premier microsillon du Liberation Music Orchestra en 1969, suivi trois ans plus tard d’un opéra aux allures improbables (Escalator over the Hill). Les années 1970 seront une période très féconde pour elle, sa production discographique étoffée d’une série d’albums qui feront sa renommée.
Quant à sa musique, elle ne se laisse pas facilement catégoriser. Au fil du temps, ses contours ont changé. Ses disques des années 1970, par exemple, comportent autant d’influences de jazz et de rock que de fanfares, teintés d’une certaine ironie rappelant les partitions de Kurt Weill pour les pièces de Bertolt Brecht. De nos jours par contre, sa musique ne s’appuie plus sur ces emprunts, son style se faisant désormais plus épuré et intimiste, comme l’atteste son actuel trio.
Projets
Même si elle aime beaucoup voir ses œuvres antérieures rejouées, elle en crée toujours des nouvelles. « J’ai un grand projet d’oratorio pour orchestre de jazz et une chorale d’une cinquantaine de voix, affirme-t-elle. Il a été présenté en concert deux fois, mais n’est pas terminé encore. Je le retravaille en tout cas. Comme je suis très lente, je dois trouver des temps libres pour m’y consacrer pleinement, comme maintenant où je compte passer au moins six heures par jour. J’ai même écrit le livret, mi-français, mi-anglais, et ça s’appelle The French Lesson. Cela dure 48 minutes… pour le moment. Je ne sais pas si j’arriverai à le voir pleinement réalisé sur scène; monter ce genre de chose relève presque de l’impossible. » Cette réalité l’a donc conduite à ne plus tourner avec une formation orchestrale, mais à diriger des formations locales. Cela explique aussi la création de son trio, pour lequel elle gravera un nouveau disque en novembre chez ECM. Elle parle aussi avec grand enthousiasme du quintette présenté au FIJM dernier, groupe comprenant le trompettiste Dave Douglas et deux de nos compères, les frères Chet et Jim Doxas. « On a joué en Europe en 2017 et j’ai même écrit un morceau pour ce groupe. J’ai tellement aimé que je voudrais en apporter un autre au répertoire… si une nouvelle tournée s’organise. »
En concert : 2 juillet, FIJM, Monument national, 20 h
Sylvie Courvoisier et Mark Feldman
Décidément, la pianiste Sylvie Courvoisier vit sous une bonne étoile en ce moment. Originaire de Lausanne en Suisse, mais résidant à New York depuis 20 ans, cette musicienne aux talents aussi amples que sa grande crinière vient de recevoir deux récompenses pour son travail au cours des derniers mois. D’une part, la fondation helvétique Suisa lui a décerné son Prix de Jazz 2017, qu’on lui a remis à la mi-mai à l’occasion d’un concert à Bâle de son actuel trio; d’autre part, son pays d’adoption lui a accordé un autre bel honneur en la désignant comme lauréate d’un des prix annuels de la Foundation of Contemporary Arts de New York.
Interrogée à ce sujet, elle affirme d’emblée avoir été très surprise de recevoir ces honneurs, elle ne savait même pas qu’elle était en lice. « La FCA est un organisme de renom, remarque-t-elle, John Cage a été l’un de ses principaux instigateurs au début des années 1960. Cette fondation attribue annuellement des prix aux artistes œuvrant dans différents domaines, j’étais l’élue dans la catégorie son et musique. » Outre les honneurs, Sylvie Courvoisier se réjouit bien sûr des petits pécules qui y sont attachés, comme les 25 000 francs suisses. Bien qu’elle se soit offert une remise à neuf de son piano et quelques réparations domiciliaires, elle compte surtout répartir ses deniers parmi les musiciens avec qui elle travaille, bonifiant ainsi leurs cachets.
À l’approche de son cinquantenaire, qu’elle célébrera à la fin novembre, Sylvie Courvoisier a déjà plus de 25 ans de métier dans le corps. Enfant, elle a été bercée par la musique, son père pianiste amateur lui montrant des rudiments de boogie-woogie et de stride. Lorsqu’elle n’était pas assise au clavier, elle avait l’oreille plaquée sur la radio, écoutant avidement tous les genres, du classique au contemporain, musiques populaires et jazz bien sûr. En 1995, elle publie son premier disque Courtoisie sauvage, album qui lui ouvre la porte à d’autres collaborations, dont une assez inusitée avec Pierre Charial, joueur d’orgue de barbarie !
Aventurière, elle poursuit sa muse aux confins des styles, débordant le cadre du jazz pour puiser librement dans les musiques savantes et improvisées. Sa démarche, elle la décrit ainsi : « En tant que pianiste et compositrice, je marie l’écriture contemporaine à l’impro. Je cherche un équilibre entre le côté électrisant de l’improvisation et celui de la structure qui découle de la composition. »
Quant à son départ pour l’Amérique, elle l’attribue à un concours de circonstances, incluant une rencontre déterminante. « À la fin des années nonante, j’ai décidé de traverser l’Atlantique pour savoir ce qui se passait là-bas, sans plus. Je n’avais aucun dessein précis, comme m’y installer. C’était dur, d’autant plus que je savais à peine parler anglais. À mon retour en Europe, j’ai participé à une rencontre de musiciens, un atelier produit par une radio allemande, autrement connu sous le nom de Jazz Workshop. C’est là que j’ai connu Mark Feldman, le violoniste. » De fil en aiguille, une complicité s’est tissée entre les deux, si bien qu’elle finit par le suivre à New York et partager sa vie. Réputé comme musicien de premier plan de la scène des musiques créatives à New York, Feldman l’a donc présentée à ses pairs, le plus éminent de ceux-ci étant John Zorn. Ce dernier lui a donné de sérieux coups de pouce en produisant quelques enregistrements (avec ou sans Feldman) pour son étiquette Tzadik. De plus, il a même poussé la pianiste à former son premier trio, dont le second disque vient de sortir en début d’année (voir critique, page suivante).
Avec son conjoint, elle a enregistré à ce jour une belle poignée de disques, entre autres deux albums complets de morceaux de Zorn avec son mari et d’autres en quartette avec basse et batterie. Son producteur actuel, Patrik Landolt de la maison Intakt, met bien en perspective la trajectoire de l’artiste. « Sylvie Courvoisier a fait preuve de vrai courage comme musicienne, car elle a osé et réussi à faire le saut de l’Europe vers les États-Unis. Dans les cercles créatifs de la scène new-yorkaise […], elle est capable comme peu de ses pairs de lier le monde du jazz américain à celui des nouvelles musiques européennes. De la rencontre entre différentes traditions, il ressort toujours quelque chose de remarquable. »
Concert duo avec Mark Feldman : 13 juin, Sala Rossa (Festival Suoni per il Popolo).
Programme divisé avec le trio Craig Taborn (pno), Mette Rasmussen (sax alto) et Ches Smith (btr.)
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