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Il est à parier qu’aucune date au calendrier, incluant sans doute celle de plus de l’année bissextile, soit dépourvue d’une journée internationale de quelque chose. Si la majorité d’entre elles sont assez obscures, quelques-unes se détachent du lot. Par exemple, celle de femmes du 8 mars qui ne passe jamais inaperçue dans l’espace public.
Pourtant, dans le monde jazz, les femmes ont été largement tenues aux marges de son histoire, leurs contributions laissées pour compte au sein de la grande communauté, médias et amateurs compris. Fort heureusement les choses se mettent à bouger pour remettre le pendules à l’heure. L’automne dernier, un nouvel ouvrage, inédit en son genre, marque un jalon important dans la quête de donner aux femmes leur juste dû.
L’actualité du jazz se déploie sur plusieurs versants. Sur le premier, on retrouve des artistes « chauds » qui font preuve d’un don d’ubiquité dans les festivals et magazines spécialisés. Sur un second, il y a les disques d’émois, habilement promus par des battages publicitaires et inscrits dans les listes d’albums de l’année des critiques et du public. Enfin, mais non les moindres, les controverses façonnant l’histoire de la note bleue à coups de débats parfois acrimonieux, la première étant la querelle entre amateurs de jazz classique et moderne dans les années 1940, suivie d’une seconde mettant en cause les tenants du mainstream aux partisans du free jazz, puis du procès intenté par les inconditionnels du jazz acoustique à l’égard de la musique électrique des années 1970.
De nos jours, la thématique de l’inclusivité des sexes dans les arts et la culture est plus pertinente que jamais dans la sphère publique. Par le passé, nombre de talents féminins ont été occultés dans beaucoup de domaines, voire carrément évacués de son histoire, le jazz ne faisant pas exception à la règle. Que les temps ont changé depuis, car il y a un sens renouvelé de prise en charge du destin des artistes s’identifiant au genre féminin pour affirmer leur identité et partager leur vision de choses, ce qui était rarement le cas autrefois. Il en revient autant au mélomane à la recherche de nouvelle musique d’assumer sa part de responsabilités tout comme les chefs d’industrie et décideurs culturels pour appuyer cette communauté mal représentée. Ainsi sera-t-il possible d’instaurer une scène plus riche et diversifiée. Fort heureusement, les rangs des jazzwomen équipées à contrôler leurs travaux et affirmant leur propre perspective ne cessent de s’étoffer.
L’un des développements récents les plus positifs à cet égard est la publication d’une anthologie de pièces entièrement composées par des jazzwomen. En septembre dernier, la maison d’édition universitaire Berklee U Press (en collaboration avec Hal Leonard Publishers) lançait New Standards, un recueil de 101 pièces écrites par autant de femmes, toutes époques confondues, soit de 1922 à 2021. Dépassant également la frontière américaine, les œuvres colligées dans cet ouvrage de près de 200 pages proviennent des quatre coins du globe (ou presque), de l’Asie à l’Europe aux Amériques incluant le Canada (voir plus bas).
Réputée dans le monde du jazz, Terri Lyne Carrington a dirigé l’entreprise du début à la fin. Par ailleurs, elle a consigné onze des pièces sur un enregistrement sonore dont la sortie coïncidait avec celle du cahier (voir section des critiques de disque ici). Rencontrée lors de son passage en ville en juillet dernier pour la série Invitation du FIJM, cette batteuse résolument engagée dans la cause des femmes – elle dirige les Jazz And Gender Justice Studies au collège musical Berklee de Boston – relate d’abord les circonstances qui l’ont menée à entreprendre le projet pour ensuite discuter du contenu.
« Au début 2020, avec la pandémie et le premier confinement arrêtant toutes les activités, il fallait bien trouver de quoi pour s’occuper, et c’est là que je me suis mise à la tâche. Mon objectif était de rassembler une centaine de pièces et, au compte final, je suis arrivée à une de plus. Je tenais à ce que l’anthologie recoupe une variété de styles, des époques différentes et une représentation internationale. Le plus vieux morceau date de 1922, composé par Lil Hardin, la première femme de Louis Armstrong, les plus récents écrits dans les deux dernières années, soit une fenêtre d’à peu près un siècle. Il fallait non seulement solliciter les artistes individuellement et obtenir leurs permissions en bonne et due forme, mais négocier avec les successions, un travail considérable il va sans dire, mais couronné de succès en bout de route. »
Une énumération de toutes les artistes dépasserait largement l’espace de la section, mais voici un échantillon représentatif pour souligner la portée de l’anthologie.
Historiques : Mary Lou Williams, Alice Coltrane, Melba Liston, Abbey Lincoln, Geri Allen, Sara Cassey (figure oubliée des années 1950 faisant l’objet d’une des préfaces) et Jamie Branch (décédée l’été dernier).
Contemporaines : (américaines et étrangères) : Maria Schneider, Carla Bley, Eliane Elias, Cassandra Wilson, Marilyn Crispell, Myra Melford, Esperanza Spalding, Mary Halvorson,Terri Lyne Carrington, Toshiko Akiyoshi, Sylvie Courvoisier, Ingrid Laubrock, Anat Cohen.
Canadiennes : Les sœurs Jensen (Ingrid et Christine), Renee Rosnes, Anna Webber, Kris Davis, Jane Bunnett et Marianne Trudel (toutes domiciliées à New York, sauf les deux dernières, toujours chez nous.).
Sitôt la question des droits de reproduction réglée, une autre tâche importante attendait la chargée de projet : la présentation du matériel. Comme l’explique Carrington : « Imaginez recevoir des partitions écrites de toutes sortes de manières (manuscrites, informatisées), certaines plus lisibles que d’autres, disposées différemment et manquant d’uniformité au chapitre du chiffrage des harmonies. Il fallait donc s’entendre sur des normes d’abord avant de procéder au travail de transcription, un processus assez intensif en heures de travail. Par souci d’égalitarisme, je ne voulais pas que les morceaux dépassent deux pages : plusieurs sont en format de portée unique, de type feuille maîtresse, d’autres à portées doubles (pour piano), même triple dans le cas de réductions de pièces orchestrales. »
Signalons enfin d’autres atouts de cette publication, soit le mot d’introduction de Carrington expliquant ses motifs, deux essais sur la question des femmes dans le jazz, une répartition des pièces par rubriques stylistiques (blues, bop, métriques variables, vocal, etc), un index alphabétique des pièces suivi d’un autre des compositrices.
Près d’un demi-siècle après la parution du Real Book (premier cahier de pièces de jazz, publié aussi par l’école Berklee), les collections de ce type abondent de nos jours, mais il faut scruter de près leurs tables des matières pour relever des noms féminins. Cette anthologie s’imposait donc, non seulement comme correctif, mais aussi comme valeur ajoutée au grand répertoire de jazz, et ce, au profit de tous et de toutes, amateurs et professionnels. Jazzmen et jazzwomen, à vos lutrins !
New Standards: 101 Lead Sheets by Women Composers Berklee University Press, 2022, ISBN 978–0876392232, 184 p. + index
Dernière heure : Nous apprenons que l’académie des prix Grammy vient d’attribuer un prix spécial à Terri Lyne Carrington pour son travail de promoteure et de productrice de disques, récompense qui la surprend autant qu’elle en soit ravie.
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