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Nouveautés américaines
Michael Formanek Very Practical Trio
Even Better – Intakt CD335
Voici un disque qui s’adresse autant aux amateurs de jazz plus aventureux que d’autres plus enclins à la tradition. Bien connus dans le milieu jazz américain contemporain, le saxophoniste alto Tim Berne et le chef de ce projet, le bassiste Michael Formanek, se côtoient régulièrement, ce dernier travaillant également avec la guitariste Mary Halvorson. Dès les premières notes, une complicité s’instaure et se maintient tout au long des quelque 57 minutes de cet album. Le bassiste signe tous les morceaux sauf un, Jade Vision du légendaire Scott La Faro, pièce clôturant la séance avec sobriété. Ce dernier mot caractérise en bonne partie le programme musical, sans toutefois en amoindrir la valeur. L’absence d’une batterie contribue au jeu d’ensemble, les musiciens se montrant plus attentifs encore à leurs moindres faits et gestes. Berne, pour sa part, donne du tranchant à la musique, son alto acidulé nous rappelant son mentor Julius Hemphill, voire Ornette Coleman. Halvorson, de son côté, prouve de nouveau sa réputation de guitariste de premier plan de la relève américaine par son jeu empreint de distorsions sonores efficaces qui font sa signature. Solide comme du béton, Formanek appuie ses partenaires en s’accordant aussi une part de solos. À sa manière, ce trio démontre que les praticiens d’un jazz dit actuel (ou d’avant-garde si l’on veut) ne rejettent en rien la tradition, mais savent comment lui donner de nouvelles tournures. www.intakt.ch
Anna Webber
Clockwise – Pi Recordings P179
Ses principaux instruments sont le saxo ténor et la flûte, qu’elle joue de manière convaincante, mais sa véritable ligne de force se situe dans son écriture qui, faut-il le souligner, ne ressemble à aucune autre. Durant un séjour antérieur en Allemagne, cette Canadienne affirmait un certain talent, pour ne pas dire un talent certain, démontré dans les deux albums de sa formation Percussive Mechanics. Établie depuis à New York, elle a enregistré deux disques tout aussi audacieux de son Simple Trio avec Matt Mitchell et John Hollenbeck. Début 2019, elle franchit un autre pas décisif avec ce nouvel album, le premier d’un nouveau sextette comprenant un second saxo ténor doublant à la clarinette, un trombone, un violoncelle et une rythmique piano, basse et batterie, le percussionniste Ches Smith jouant également du vibraphone. Si les réalisations précédentes de Webber se révélaient prometteuses, elle revient ici avec son album le plus abouti à ce jour. Parmi les neuf morceaux étalés sur cette surface d’une cinquantaine de minutes, la plage-titre, la cinquième, et la suivante Array cristallisent pleinement ses desseins musicaux. Nul ne saurait remettre en question son originalité, tant ses compositions aux structures élargies dépassent les formes d’usage en jazz, ses orchestrations savantes étant pleines de trouvailles, les agencements entre les parties écrites et improvisées parfaitement équilibrés. Exigeante dans sa démarche, mais douée d’une conception musicale assez unique, Anna Webber est une artiste de notre temps dont le regard est aussi tourné vers l’avenir. www.pirecordings.com
Matt Mitchell
Phalanx Ambassadors – Pi Recordings P181
Dans la mouvance du jazz contemporain à New York, le pianiste et claviériste Matt Mitchell fait bonne figure en tant qu’accompagnateur. Doué d’une technique à toute épreuve, il est sollicité de toutes parts, ses pairs admirant particulièrement ses aptitudes à déchiffrer à vue les partitions les plus complexes. On remercie l’étiquette Pi Recordings de lui donner une de ces rares occasions de présenter sa musique à la tête d’un groupe. Sept pièces de durées très variables (deux en dessous de deux minutes et une à près de seize) se retrouvent sur cet album de 46 minutes. Dès l’ouverture, l’auditeur sera interpellé par la musique, tout particulièrement par la force propulsive des rythmiciennes Kim Cass (cb.) et Kate Gentile (btr.). À leurs côtés, on entend, outre Mitchell au piano et un peu de claviers, Patricia Brennan (vib.) et Miles Okazaki (gtr.). Comme nombre de ces musiques qualifiées de « créatives », celle-ci brouille constamment les lignes entre l’écrit et l’improvisé, mais son trait le plus distinctif se situe plutôt dans la flexibilité des tempos, dans des passages où le groupe se scinde en deux, batterie et basse ralentissant le tempo, les autres l’accélérant ou vice-versa. Ce va-et-vient constant crée une tension sans répit sur laquelle des idées foisonnantes se déploient et se dispersent, sans pour autant verser dans la gratuité de certaines musiques improvisées libres. Conjuguée à l’indicatif présent, la musique de ce disque saura plaire aux amateurs de projets musicaux inédits. pirecordings.com/
The Ed Palermo Big Band
A Lousy Day in Harlem – Sky Cat Records
Si la batterie est l’apport le plus original du jazz à la musique, le big band en est un autre. Sans ces grands ensembles, l’ère du swing n’aurait pas vécu ses heures de gloire. De nos jours, leur destin n’est en rien compromis, mais assuré par les conservatoires et écoles de musique, sans oublier un cortège de compositeurs et arrangeurs voués à cette cause. De ces artisans, le saxophoniste alto Ed Palermo est certainement l’un des plus prolifiques. Par le passé, il s’est lancé corps et âme dans la musique de Frank Zappa, à qui il voue un culte, pour ensuite braquer sa lunette sur d’autres icônes de la pop, des Beatles à Todd Rundgren. Au milieu de tout cela, il visite volontiers le jazz. Exemplaire à ce titre, ce nouvel arrivage, paru sur son étiquette maison, rassemble onze de ses compositions et deux du répertoire (Giant Steps et Minority). Dès les premières notes, l’ensemble sonne la charge et fonce dans la musique sans répit pendant plus d’une heure. À l’instar des big bands d’antan, Palermo jouit du singulier privilège d’avoir un personnel stable, ce qui lui permet de façonner une musique pour ses exécutants et non leurs seuls instruments. Le plaisir de jouer est évident, comme le sens de l’humour de son chef. Preuve de son espièglerie : le titre de l’album détourne celui donné au légendaire portrait de groupe de jazzmen new-yorkais de 1958 (One Great Day in Harlem), la photo de pochette prise devant le même escalier que l’original. www.PalermoBigBand.com
Actualités européennes
Louis Sclavis
Characters on a Wall – ECM 2645
Peu de jazzmen français modernes ont réussi à s’élever avec autant de succès sur la scène internationale que Louis Sclavis. Véritable bête de scène depuis plus de 40 ans, ce clarinettiste hors pair, qui semble avoir délaissé le saxophone pour de bon ces dernières années, demeure l’un des plus prolifiques producteurs de disques, ses réalisations pour le compte d’ECM contribuant considérablement à sa visibilité. À chaque nouveauté, il se présente avec une formation différente, changeant ses groupes comme ses chemises. Cette fois-ci, il a rassemblé un quartette de jazz des plus classiques, soit lui-même devant une section rythmique comprenant Christophe Lavergne (btr.) Sarah Murcia (cb.) et Benjamin Moussay (pno), seul collaborateur retenu de projets antérieurs. Située dans le prolongement de l’album Napoli’s Walls en 2002, la démarche de Sclavis s’inspire d’images d’un compatriote, l’artiste visuel Ernest Pignon-Ernest. Les œuvres ne sont pas illustrées dans le copieux livret comportant un essai substantiel qui renseigne sur les fondements du projet. En moins de 45 minutes, le quartette enfile huit morceaux du chef variant entre deux et neuf minutes. Comme tout musicien avançant en âge – il aura 67 ans en février prochain –, Louis Sclavis semble troquer ses grands élans d’improvisateurs pour des gestes essentiels de compositeur. La musique est mesurée dans son ensemble, les seconde et sixième plages étant les plus vigoureuses, mais comme nous sommes chez ECM, il faut bien s’attendre à un album cousu d’un fil rouge d’introspection. www.ecmrecords.com
Franz Koglmann Septet
Fruits of Solitude – hat ezzthetics 1006
Ayant gravité à ses débuts dans l’orbite du free jazz européen, le trompettiste et bugliste viennois Franz Koglmann a changé son fusil d’épaule par la suite, sans toutefois renoncer complètement à ses libertés. Même s’il souffle encore, il se consacre surtout à la composition, et ce, depuis près de quarante ans. Son écriture savante, que l’on pourrait qualifier de post-moderne, est un amalgame de musique de chambre dans la tradition germanique (et viennoise, bien sûr) et de cool jazz américain des années 1950. Riche en clins d’œil, elle cite parfois de manière explicite des morceaux issus de ces deux traditions, comme dans ce nouveau disque qui marque son retour à l’étiquette suisse Hat Art après plus de vingt ans d’absence. L’emploi du mot « solitude » dans le titre évoque Duke Ellington, il va sans dire, et la première des trois variations incluses cite cette mélodie rêveuse. La caractéristique la plus frappante à noter dans l’album est son instrumentation, laquelle comprend, outre les cuivres du chef, hautbois, clarinette (ou saxo ténor), basson, cor, violoncelle et contrebasse. Les neuf morceaux, totalisant un peu plus de 45 minutes, s’inscrivent dans une esthétique de musique de chambre tout à fait européenne, l’absence d’une batterie permettant au compositeur de fignoler des arrangements subtils et nuancés, entrecoupés d’interludes improvisés assez contenus. À notre époque, si dominée par des musiques hyperactives, celle de Koglmann est un antidote bienvenu. www.squidco.com
IIro Rantala
My Finnish Calendar – Act 882-2
Dans les années 1980 et 1990, le pianiste finlandais IIro Rantala faisait ses premières armes à la tête du trio Tökyeät, nom assez singulier voulant dire « pourri » dans sa langue maternelle. Si ce n’avait été du regretté Esbjorn Svensson, son homologue suédois qui enregistrait également pour cette même étiquette allemande, peut-être aurait-il été propulsé sur la scène internationale comme tête d’affiche de la scène nordique. Quoi qu’il en soit, il poursuit toujours son propre chemin, tracé par contre en solitaire depuis les dix dernières années. Après des hommages à ses héros du jazz et de la pop (John Lennon étant l’objet de sa parution précédente de 2015), il revient avec un tout autre propos, s’inspirant des mois de l’année pour dresser son calendrier personnel. En moins de 50 minutes, il offre donc douze pièces à la fois concises (une seule dépassant les cinq minutes) et variées dans les tempos, les harmonies restant toutefois bien ancrées dans le langage tonal. Il en résulte une musique assez accessible, quoique le pianiste l’habille de multiples façons : dans les morceaux plus rythmés, il utilise différentes préparations sur les cordes pour créer un éventail de timbres inusités, déformant ainsi des éléments d’un langage assez convenu sans toutefois les occulter complètement dans son discours. Il ne fait aucun doute que ce programme musical a été travaillé à fond par le pianiste, si bien que toute prestation en concert pourrait être un reflet très, peut-être même trop, fidèle de cet enregistrement. Reconnaissons pourtant sa grande culture musicale (et pianistique), sans laquelle il n’aurait pu mener son projet à terme. Une belle galette à délecter pour tout amateur de piano aux oreilles plus curieuses. www.actmusic.com
Draksler/Eldh/Lillinger
Punkt.Vrt.Plastik – Intakt CD 318
À l’instar de son titre incongru (aucune explication n’étant offerte), cet album nous présente un trio piano d’instrumentation classique adoptant une approche non orthodoxe pour ce genre de formation. Oubliez la formule thème-solos-thème si chère au jazz, ne cherchez pas les notes bleues, les bons vieux saucissons réchauffés ou les accompagnements métronomiques de basse et de batterie. Ce groupe se jette plutôt à corps perdu dans la musique, brouillant toutes les pistes sur son passage. La pianiste slovène Kaja Draksler, qui fait beaucoup parler d’elle en Europe, est douée d’un jeu très angulaire, ses tournures de phrases étant aussi imprévisibles et nerveuses que celles de ses partenaires, le Suédois Peter Eldh et l’Allemand Christian Lillinger (ce dernier étant aussi très en vue dans son pays). Des neuf plages, cinq sont du batteur, trois du bassiste et une seule de la pianiste. En dépit de ses exigences, cet enregistrement audacieux, qui ne dure que quarante minutes, nous rappelle cette vertu de la concision, trop souvent oubliée dans les musiques improvisées. Pour en tirer pleinement son parti, on recommande une écoute attentive au casque, les yeux fermés, et de se laisser tout simplement envahir par la musique, laquelle défilera en un rien de temps, garanti. www.intaktrec.ch
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