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Ils nous ont quittés
Éprouvée comme elle est en ces temps dévastateurs, la note bleue est tombée dans un trou noir, ses activités mises à l’arrêt jusqu’à nouvel ordre. Aussi graves soient les conséquences sur l’industrie, le fardeau pèse encore plus lourd sur ses artisans, tant sur leur situation de travail, précaire qu’elle est déjà, que sur leur santé. Fort heureusement, la pandémie ne semble avoir réclamé aucune vie au sein de notre communauté ni à Montréal ni ailleurs au pays. Souhaitons qu’il en reste ainsi.
Chez nos voisins du sud en revanche, que dire de l’hécatombe qui fait rage en ce moment… sinon de l’incompétence, voire de l’inhumanité des dirigeants à l’égard des citoyens ? Au milieu d’un triste bilan qui s’allonge à coup de plusieurs milliers par semaine, bien des artistes y ont succombé, dont une poignée de jazzmen, certains de grande renommée, d’autres plus marginaux, mais presque sans exception parmi les plus vulnérables, les aînés. Une pensée donc pour ces disparus.
Lee Konitz
(92 ans)
Certes la victime la plus célèbre, le saxo alto Lee Konitz rendait l’âme le 15 avril dernier, clôturant une carrière exceptionnelle sur un terrible point d’orgue. Disciple du pianiste Lennie Tristano dans les années 1940, il aura hanté la scène pendant sept décennies, un exploit dans un milieu musical qui en a happé plus d’un sur le tôt. Sa longévité lui a permis d’accumuler une vaste discographie, semée de plusieurs perles, mais de quelques ratés aussi. Improvisateur jusque dans la moelle, il s’en remettait toujours à ses instincts, lesquels le servaient bien, ou pas, selon les contextes bigarrés auxquels il se prêtait. Personnage aux humeurs imprévisibles, il pouvait parfois cabotiner un peu sur scène, être un pince-sans-rire aspergeant des
propos désopilants de pointes sèches ou être carrément renfrogné. Dans une collection d’entrevues parue en 2009, excellente d’ailleurs, il résumait sa philosophie musicale ainsi : « Quand j’arrive sur scène,
j’arrive non préparé. Mais cela prend une vie de préparation pour être non préparé. »
Wallace Roney (59 ans)
La plus jeune victime de la liste, le trompettiste Wallace Roney était à deux mois de ses soixante ans au moment d’être emporté le 31 mars dernier. Si un musicien demeure indissociablement lié à un autre, c’est bien lui, son modèle étant nul autre que Miles Davis, lequel l’avait élu comme son fils
spirituel. En 1991, à la prestation finale du Prince Noir, Roney avait joué les solos de son maître lors d’un concert reprenant la musique du légendaire orchestre Birth of the Cool de la fin des années 1940. Cet événement à lui seul avait scellé le destin du jeune protégé pour le restant de ses jours. Dès ses débuts, sa sonorité suave et sans vibrato rappelait celle de son maître, comme son allégeance au style hard bop des années 1960 par lequel il s’est fait remarqué vingt ans plus tard. En dépit de quelques incursions dans des arènes plus pop, son identité musicale était fixée pour de bon, ce qui n’a jamais semblé l’inhiber.
Ellis Marsalis (85 ans)
À son patronyme, on le connaît, moins comme musicien que comme chef de clan. Dans une musique peuplée de célèbres artistes dont la progéniture peine à se détacher de ses parents, le cas du pianiste Ellis Marsalis va à l’encontre du scénario. Si ce n’était de ses fils Wynton et Branford, trompettiste et saxo respectivement, sans oublier les cadets Delfaeyo et Jason (trombone et percussion), peut-être le papa se serait-il contenté de son métier d’enseignant et de musicien dans son patelin de La Nouvelle-Orléans, sans tambour ni trompette. Inscrit dans la tradition du jazz noir américain, il restait bien cantonné dans les valeurs d’un swing allègre teinté toujours de bleu, avec une technique qui lui suffisait. Il aura donc enregistré et tourné, parfois accompagné de ses fils, sans jamais avoir créé de grandes vagues, étant simplement un musicien de bon aloi.
Giuseppi Logan et Henry Grimes (84 ans)
Les vies respectives de ces deux musiciens comptent plus de points communs que de mourir au même âge. L’un et l’autre ont fait partie de la mouvance du free jazz des années 1960 pour ensuite disparaître de la scène pendant des lustres. Bassiste formé à l’école Juilliard, Grimes est particulièrement sollicité dans le milieu, son travail auprès de Sonny Rollins y étant pour quelque chose. Pourtant, sa carrière est compromise en
raison de problèmes mentaux qui le tenaillent. En 1970, il part pour la Californie et tente sans succès de devenir acteur pour alors vivoter à coup de petits boulots, n’ayant plus d’instrument. Il perd tout contact avec le monde de la musique, si bien qu’il ne savait même pas que l’un de ses derniers employeurs, Albert Ayler, était mort au moment de sa redécouverte par un travailleur social en 2002, 32 ans plus tard ! Après avoir reçu en don une contrebasse, il reprend où il avait laissé, toujours dans le sillon de la musique improvisée pure et dure. Il devient un peu la coqueluche du circuit des festivals d’avant-garde en Europe et gratte du violon également, son premier instrument en fait. Sur scène, ce curieux personnage donnait l’impression de jouer dans une bulle, faisant ses trucs comme s’il était dans un monde parallèle à celui de ses partenaires.
Tout comme Grimes, Guiseppe Logan s’est éclipsé après une présence assez brève sur la scène new-yorkaise. Il apparaît comme de nulle part vers 1965 sur la mythique étiquette ESP Disk, y allant d’un jeu écorché au saxo ou à la clarinette basse. Musicien totalement intuitif et autodidacte, il est entré dans un milieu qui admettait tout le monde, mais est laissé derrière lors du déferlement des musiques électriques de la nouvelle décennie. Après maintes rumeurs circulant à son sujet, on le retrouve en 2006 jouant dans un parc de New York qu’il n’a jamais quitté. Il revient à la clarinette basse, parfois passant à l’alto ou divers petits instruments, poursuivant sa quête musicale libre et libérée. Un autre passeur dans un firmament musical qui ne manque jamais d’ovnis.
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