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Si l’improvisation est la sève même du jazz, c’est le solo qui lui permet de couler dans ses artères. Par « solo », on entend généralement la partie d’une pièce où un espace est accordé à un musicien (ou à plusieurs en même temps) pour inventer un discours musical sur le vif, à l’intérieur d’un cadre existant ou non.
Le solo en jazz revêt une importance telle qu’on peut même le considérer comme le premier critère d’évaluation du succès ou de l’échec d’une prestation. Il n’est pas rare par exemple que l’amateur se montre plus indulgent envers une formation manquant de précision dans l’exécution des matériaux écrits que d’une autre livrant des solos sans éclat.
Au-delà de cette notion du solo comme intervention spontanée, le mot signifie autre chose aussi, soit le jeu sans accompagnateur. Le solo absolu, comme on le désigne, est un filon assez particulier, parce qu’il ne fait pas trop souvent l’objet d’études – à un instrument près cependant, le piano.
La filière pianistique
Bien avant l’entrée en scène de dame Jazz au début du siècle dernier, le piano avait acquis ses lettres de noblesse dans la culture occidentale. Le pouvoir de créer toute une polyphonie orchestrale le rendait fort attrayant pour l’individu, du moins jusqu’à l’avènement de la guitare comme instrument de prédilection en musique populaire. Dans les salons d’antan, le piano faisait partie du mobilier, au même titre qu’un canapé ou un grand fauteuil. Or, cet instrument ne se retrouvait pas qu’aux seules bonnes adresses, il donnait de l’ambiance dans des débits de boissons, salles de spectacles et autres lieux d’amusement.
À La Nouvelle-Orléans, une nouvelle tradition de piano populaire se fait entendre dans ses endroits les plus mal famés, le ragtime étant sa première manifestation, le stride et le boogie-woogie nés dans sa foulée. Dans les années 1930, de nouveaux noms s’imposent dans ce premier jazz dit classique, le plus grand étant Art Tatum, véritable homme-orchestre pour qui tout accompagnement semblait superflu. Depuis ce temps, tous les maîtres pianistes de la note bleue ont créé une tradition à part entière, d’Earl Hines à Oscar Peterson, de Bud Powell à Cecil Taylor, de Bill Evans à Paul Bley, de Keith Jarrett à Brad Mehldau et j’en passe.
Si le piano comme instrument solo a fait ses preuves, qu’en en est-il pour les autres, les saxos, les cuivres, la basse ou la batterie ? Il suffit de fouiller un peu la question pour découvrir qu’elle est aussi assez riche, quoique plus tardive. Précurseur en la matière, le saxo ténor Coleman Hawkins enregistra Picasso en 1947, variation sur son thème fétiche Body and Soul qu’il avait méticuleusement mise au point sur son instrument et au piano avant de l’enregistrer. Réalisée à l’époque des 78 tours, sa tentative d’à peine trois minutes semblait sans lendemain, du moins pour les vingt années à suivre.
Un point tournant
En 1968, le saxophoniste visionnaire de Chicago Anthony Braxton relance l’idée en réalisant un album complet en solo, son audace étant d’autant plus remarquable que sa production (For Alto sur étiquette Delmark) compte deux vinyles où il ne joue que de son premier instrument, le saxo alto. Bien qu’un Suédois, Pepe Nördström, ait devancé l’Américain de deux ans, c’est ce dernier qui ouvre la voie aux autres. Point de variations thématiques sur des standards ou autres mélodies convenues, mais une exploration systématique de toutes sortes de sonorités émises par l’instrument, borborygmes, flageolets, hoquets, même quelques jolies notes.
L’un des solistes, pour ne pas dire le plus prolifique, dans l’absolu inspiré par Braxton était le saxophoniste soprano Steve Lacy. Durant sa carrière, ce saxo soprano y est revenu constamment, triturant ses propres compositions et quelques-unes de son père spirituel Thelonious Monk. Pour l’anecdote, j’ai moi-même, faisant mes premières armes dans le métier, assisté au tout premier concert du saxo donné ici à Montréal, un 24 mars 1976, dans l’église Saint John the Evangelist, celle au toit rouge derrière la Place des Arts, où il a joué près d’une heure et demie devant une salle médusée de 400 personnes ! Par bonheur aussi, le concert dans son intégralité a vu le jour en 2001 (Hooky, solo in Montreal 1976, disques Emanem).
Durant cette époque, le solo était devenu presque un rite de passage, ou un test de compétence si vous voulez. Assumé par les jazzmen de l’avant-garde, cet exercice était généralement évité par ceux de la tradition, quoique Sonny Rollins et Lee Konitz aient osé, le premier dans Soloscope, un tour de force de près d’une heure en 1985, le second dans Lone Lee en 1977, album comportant un long soliloque par face du vinyle, chacun basé sur un standard de jazz.
Bien que ce défi ait été surtout relevé par des saxophonistes afro-américains – on pense ici aux membres du World Saxophone Quartet – ou encore par le clarinettiste John Carter ou les flûtistes James Newton puis Robert Dick, des joueurs de cuivres ont également été tentés par l’aventure. L’un des plus remarquables est le tromboniste allemand Albert Mangelsdorff, dont l’album Trombirds sur MPS en 1973 nous le présente avec sa technique multiphonique : il réussit non seulement à produire en même temps une harmonique et sa fondamentale, mais une troisième note chantée de sa gorge, produisant ainsi des triades.
Si l’Amérique a tendu la perche, l’Europe l’a rapidement saisie dans ses pratiques, notamment ses improvisateurs radicaux comme Willem Breuker, Peter Brötzmann, sans oublier Evan Parker et sa technique de jeu multiphonique avec souffle continu. Du côté des cordes, terminons avec quelques noms : le guitariste iconoclaste Derek Bailey, les bassistes Barre Phillips, Barry Guy et Joëlle Léandre, le violoniste Leroy Jenkins et des batteurs aussi divers que Milford Graves et Pierre Favre.
Pour la situation actuelle, référez-vous aux quatre nouveautés entendues récemment au Rayon du disque.
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