Canadiennes errantes

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Jusqu’aux années 1980, Oscar Peterson, Paul Bley, Maynard Ferguson et Kenny Wheeler étaient les seuls monstres sacrés du jazz de nationalité canadienne. Si les trois premiers se sont vite rendus à New York pour lancer leur carrière dans les années de l’après-guerre, le dernier a élu domicile à Londres à la même époque, établissant alors sa réputation sur le continent. Par après, d’autres compatriotes ont tenté leur chance, mais peu sont arrivés à atteindre le niveau de reconnaissance de ce célèbre quatuor, du moins pour les quinze prochaines années.

Pourtant, les temps ont changé. Pensons ici aux pianistes Renee Rosnes et Andy Milne, le saxo Seamus Blake, la trompettiste Ingrid Jensen, le compositeur Darcy James Argue, sans oublier la diva Diana Krall : on ne peut nier que la contribution canadienne n’est plus aussi négligeable qu’elle l’a été au siècle précédent. De nos jours, la liste s’allonge, autant en genre qu’en nombre. Si les jazzmen canadiens de renom ont largement été masculins, de plus en plus de compatriotes féminines s’affirment de nos jours, et ce, tous instruments confondus. Voici trois d’entre elles, toutes trompettistes.

Rachel Therrien

En 2015, la vie de Rachel Therrien a pris un tournant décisif lorsqu’elle a remporté le concours de jazz du FIJM. À ce moment, elle zyeutait déjà New York et la récompense du festival la pousse à faire le grand saut. Six ans plus tard, elle vient de s’y réinstaller après avoir bravé la pandémie pendant 17 mois à Montréal, où elle s’est réfugiée à quelques jours de la fermeture des frontières en mars 2020.

Pour elle, la mecque du jazz ne représente pas autant une fin en soi qu’un outil de développement de sa carrière. « Il ne fait aucun doute que la concentration des musiciens là-bas est tellement plus grande et l’on a plusieurs scènes qui disposent d’une main-d’œuvre abondante pour les maintenir sur une base régulière. Comme je m’intéresse autant au jazz qu’à la musique latine, les occasions de travail sont nombreuses pour moi. »

Photo : P. Milhot

Au fil de ses rencontres musicales, elle fait la connaissance de Dario Guibert, contrebassiste espagnol qui lui permet d’effectuer une première tournée outre-Atlantique, soit en Espagne. Par la suite, Therrien est invitée à une vitrine tenue à Juan les Pins en France, ce qui lui ouvre la porte l’année suivante à une participation à son prestigieux festival. Sur ces entrefaites, elle attire l’attention de la productrice d’un événement jazz dans la capitale hexagonale qui l’encourage de présenter sa musique sur disque avec un ensemble européen, ce qui mène à la sortie de l’album VENA l’an dernier. (Notons en passant que Therrien a joué, le 2 octobre dernier, le répertoire de cet album avec une formation locale lors de l’Off festival de jazz.)

Bien qu’elle ait trouvé les derniers mois très longs, les premiers temps de la pandémie lui ont été, de son propre aveu, salutaires, l’année précédente ayant été presque sans répit en matière de concerts et de tournées. Elle a toutefois profité de la pause pour écrire de la nouvelle musique en vue d’un projet qu’elle caresse depuis longtemps, soit de réaliser un disque de musique latine. En parallèle, elle s’est lancée dans la production de séances d’enregistrements d’autres artistes, deux à ce jour. Plus prête que jamais à retourner sur scène, elle annonce que ça redémarre dans les clubs de New York, les petites formations d’abord, suivi sous peu des grands ensembles, l’un d’eux étant le big band latin du trompettiste Arturo O’Farrill, dont elle fait partie.

  • VENA – Bonsai Music (Mars 2020)  Écoutez cet album ici

Steph Richards

Native de Calgary, Stephanie Richards s’est rendue à New York en 2008, suivant des études à McGill puis à Cal Arts à Los Angeles. Jeune, elle a commencé au piano pour ensuite jouer du tambour dans une fanfare, aboutissant finalement à la trompette durant ses études collégiales. Pour elle, cet instrument lui donne une flexibilité en matière de sonorités. Comme bien d’autres trompettistes, elle joue aussi du bugle et apprécie particulièrement sa sonorité qu’elle qualifie de « caramel fondant ».

Photo : C. Ballansky

Son parcours musical, selon ses dires, est assez diversifié : elle s’est adonnée autant à des musiques plus populaires que d’autres dites sérieuses, du classique aux musiques contemporaines et expérimentales. De nos jours, elle se concentre surtout sur un volet plus créatif, plus ouvert à des expérimentations sonores de tous genres, soit par l’usage de sourdines, soit par des effets de timbres résultant de la fermeture partielle des valves.

En 2012, elle se joint au FONT (Festival of New Trumpet), une organisation fondée par son éminent collègue Dave Douglas, qu’elle appuie à titre de vice-présidente et commissaire d’événements. Elle retourne en Californie en 2014 pour se joindre au corps professoral de l’Université de Californie à San Diego.

En ce qui concerne ses occupations durant la pandémie, elle a quand même su tirer son épingle du jeu par sa charge de cours, obligée bien sûr de la donner par voie de conférences vidéo. Pourtant, les contacts directs avec étudiants et musiciens lui ont beaucoup manqué, d’autant plus que son domaine dépend intimement du geste improvisé comme moyen de stimuler l’interactivité entre les participants. Malgré de tels bémols, un dièse a plané sur sa vie tout au long de cette période, soit l’accouchement d’une petite fille à quelques mois de l’arrivée du fléau. De toute évidence, cet événement heureux lui a donné une planche de salut durant les mois de confinement, mais il se trouve qu’elle a réalisé à l’automne 2019 un disque en duo avec le pianiste Joshua White – qu’elle estime être un secret bien gardé sur la côte occidentale américaine (voir référence ci-dessous). Dans les notes, elle fait part de la singularité de cette expérience ainsi : « Ce disque exprime l’idée d’un souffle unique pour deux corps, soit de sentir une simultanéité de deux pulsations distinctes au fil de mes déplacements dans le monde. »

  • Zephyr — Relative Pitch Records (October 2021) Écoutez un extrait ici.
Lina Allemano

Une vingtaine d’années après avoir quitté Edmonton, sa ville natale, pour s’installer à Toronto, Linda Allemano choisit l’Europe plutôt que New York, se rendant à Berlin. Son but était de rencontrer Axel Doerner, éminent praticien des musiques créatives, avec qui elle étudie de manière sporadique pendant trois ans. Elle se fixe de façon plus permanente dans la capitale allemande en 2016, quoiqu’elle maintienne toujours un pied à terre dans la Ville Reine, où elle a dû ronger son frein pendant plus d’un an et demi. Pourtant, tout semble bien se dessiner pour elle depuis son retour récent en Europe.

Photo : M. Miethe

Formée autant en musique classique qu’à la note bleue, cette trompettiste a élargi ses horizons en se frayant un chemin dans une scène torontoise fourmillante de jazz et de musiques plus expérimentales. En 2005, elle met sur pied le Lina Allemano Four, son principal fer-de-lance encore aujourd’hui. Outre ses talents musicaux, elle est particulièrement habile en affaires, réussissant toute seule à organiser plus d’une tournée de sa formation à l’étranger. De plus, elle a créé sa propre étiquette de disques (Lumo Records), sur laquelle elle a réalisé pas moins de six disques, le plus récent  paru en avril dernie (voir référence ci-dessous)..

Outre son groupe phare, elle en a fondé d’autres pour poursuivre ses intérêts éclectiques, notamment Titanium Riot explorant une musique improvisée énergique pseudo-psychédélique avec synthé, basse électrique et batterie, un autre, Bloop, un duo électroacoustique, puis un projet de solo absolu, appuyé du disque Glimmer, Glammer en 2020. Dernier né de ses projets, Ohrenschmaus (signifiant « régal d’oreilles » en allemand) nous la présente avec sa première formation germanique, un trio avec guitare et batterie qui, l’année dernière, sortait sa première galette, Rats and Mice.

À la parution de ces lignes, Allemano amorçait une saison particulièrement chargée d’activités musicales dans les pays germaniques, incluant des arrêts à Cologne, Weimar, Zurich et d’autres engagements en Suisse et en Autriche, dont sept avec son quartette torontois au début de novembre. Si le Canada fait rarement la manchette internationale et ses citoyens se font plutôt discrets dans le monde, il n’empêche qu’ils ont aussi quelque chose à offrir. Aussi différentes soient-elles, ces trois musiciennes démontrent ce que l’on peut faire en allant toujours de l’avant.

  • Vegetables – LUMO Records (Apr. 2021) Écoutez un extrait ici.
En bref – Une première montréalaise.

Une nouvelle initiative en matière de promotion du jazz a vu le jour chez nous en cours d’année, soit le Concours international de composition de grand ensemble de jazz Sophie Desmarais. Soutenu par cette mécène et parrainé par l’Université de Montréal, il est divisé en deux catégories, l’une s’adressant aux étudiants, l’autre aux professionnels. Même si la date limite de soumission d’œuvres coïncide avec la parution de ce numéro (15 octobre), les deux lauréats entendront leurs morceaux le 25 novembre prochain à la Salle Claude-Champagne, interprétés par le big band de l’Université pour le premier, et l’ONJ pour le second, la soirée se clôturant avec la suite Black, Brown & Beige de Duke Ellington (Pour en savoir plus sur ce concours, cliquez ici)

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A propos de l'auteur

Marc Chénard is a Montreal-based multilingual music journalist specialized in jazz and improvised music. In a career now spanning some 30 years, he has published a wide array of articles and essays, mainly in Canada, some in the United States and several in Europe (France, Belgium, Germany and Austria). He has travelled extensively to cover major festivals in cities as varied as Vancouver and Chicago, Paris and Berlin, Vienna and Copenhagen. He has been the jazz editor and a special features writer for La Scena Musicale since 2002; currently, he also contributes to Point of Departure, an American online journal devoted to creative musics. / / Marc Chénard est un journaliste multilingue de métier de Montréal spécialisé en jazz et en musiques improvisées. En plus de 30 ans de carrière, ses reportages, critiques et essais ont été publiés principalement au Canada, parfois aux États-Unis mais également dans plusieurs pays européens (France, Belgique, Allemagne, Autriche). De plus, il a été invité à couvrir plusieurs festivals étrangers de renom, tant en Amérique (Vancouver, Chicago) que Outre-Atlantique (Paris, Berlin, Vienne et Copenhangue). Depuis 2012, il agit comme rédacteur atitré de la section jazz de La Scena Musicale; en 2013, il entame une collabortion auprès de la publication américaine Point of Departure, celle-ci dédiée aux musiques créatives de notre temps.

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