Bertha Crawford (1886-1937) fut remarquable pour avoir été la seule Canadienne à chanter sur les scènes d’opéra à travers la Russie pendant la Première Guerre mondiale et en Pologne dans les années 1920. Pourtant, elle a commencé sa carrière dans les églises de Toronto au cours de la décennie précédant la guerre. Les moments les plus importants de Crawford sur la scène ont peut-être été les rôles traditionnels du bel canto, mais les mélodies étaient un élément essentiel de son répertoire dès son plus jeune âge.
Le texte qui suit est tiré du chapitre 4 de The Canadian Nightingale: Bertha Crawford and the Dream of the Prima Donna, FriesenPress, 2017.
Alors que Bertha continuait à chanter à Toronto, dans les églises comme à l’extérieur, la plupart des concerts traditionnels exigeaient des chansons, des hymnes ou des ballades traditionnelles. Bertha n’était pas la seule parmi ses collègues solistes à vouloir essayer de nouvelles formes de chansons. En 1908, elle rejoint un quatuor de chanteurs qui voulaient créer un médium pour présenter une musique profane différente afin de varier le répertoire incessant de musique sacrée qu’ils chantaient tous les dimanches.
Le groupe, baptisé Orpheus Quartette, fut formé par un jeune et ambitieux chanteur et professeur torontois, Arthur Blight (1874-1928). Il comprenait Bertha, soprano (et, à 21 ans, la cadette), Elizabeth Campbell, contralto, R.A. Shaw, ténor et Blight, baryton-basse. Tous les quatre étaient des solistes d’église réguliers qui travaillaient dans les plus grandes églises de Toronto et apparaissaient régulièrement dans des concerts autour de la ville. R.A. Shaw a chanté à l’église Metropolitan Methodist avec Bertha. Campbell chantait à l’église précédente de Bertha, l’église méthodiste de Sherbourne Street, tandis que Blight était attaché à l’église presbytérienne de Bloor Street. Campbell et Blight étaient également des professeurs de chant bien connus.
En mars 1908, l’Orpheus Quartette apparaît pour la première fois en public. Ce premier concert était une production d’ensemble d’un cycle de mélodies dans la salle du Conservatoire de musique. Les mélodies sont des œuvres de poésie, généralement de style classique, conçues pour capturer l’humeur du vers. Les mélodies deviendront un complément majeur au répertoire d’opéra de Bertha dans les années à venir, mais à ce stade de sa carrière, les chanter lui permettait de s’éloigner de la musique d’église qui avait dominé son expérience de chant.
Ce premier concert de mélodies offre un aperçu des forces sociales qui ont façonné l’économie musicale autour de Bertha. Le concert était parrainé par un groupe de 14 « patronnes » représentant un microcosme de la classe dirigeante torontoise qui déterminait quelle musique une éminente soliste d’église comme Bertha pouvait et ne pouvait pas chanter en public. Presque toutes étaient des femmes mûres dans la force de l’âge, principalement dans la quarantaine et la cinquantaine, et toutes se retrouvaient dans The Society Blue Book of Toronto, l’annuaire mondain des 4000 familles de l’élite torontoise.
La plupart étaient nées et avaient grandi en Ontario, ce qui les distinguait d’une ou plusieurs générations des vaillants immigrants qui ont accumulé la richesse dont ces femmes ont bénéficié. Elles semblaient probablement parfois assez prétentieuses; elles donnaient à leurs grandes maisons de ville des noms comme « Holwood » et « Llawhaden » et passaient leurs vacances loin de la ville dans des maisons d’été avec des noms comme « Kawandeg » et « Glen Oak », à Muskoka et même à Kawarthas. Elles vivaient à des adresses exclusives comme Jarvis Street, Queen’s Park et St. George Street, où elles étaient servies par des domestiques. Néanmoins, elles versaient probablement elles-mêmes le thé de leurs théières en argent bien polies dans leurs délicates tasses en porcelaine lorsqu’elles « recevaient » d’autres femmes de la société lors de leurs journées portes ouvertes régulières.
Les Crawford, plus modestes, n’ont jamais été répertoriés dans le Blue Book de Toronto. De nombreuses familles du boulevard Palmerston l’étaient, mais ces familles vivaient toutes dans les grandes maisons individuelles, au nord de la rue College – jamais dans les duplex plus modestes, comme la maison des Crawford sur Palmerston au sud de College. Les sœurs Crawford avaient bien des inscriptions individuelles dans le Toronto City Directory (Bertha en tant que chanteuse et Lucia en tant que sténographe), mais ces listes décrivaient leur employabilité et étaient en contraste direct avec les entrées du Blue Book, qui mentionnaient les jours de la semaine où l’épouse « recevait » à la maison.
D’autre part, Arthur Blight et sa femme se sont annoncés dans le Blue Book et ont été des contemporains et de bons amis de John Craig Eaton, qui avait récemment hérité de la tête de l’empire commercial des grands magasins et catalogues Eaton. Mme Flora Eaton, qui appréciait particulièrement la musique et les arts, était la plus jeune des patronnes et une étudiante en chant d’Arthur Blight. Son amitié musicale avec les Blight est peut-être à l’origine de ce premier concert de l’Orpheus Quartette. Une génération plus jeune que les autres patronnes, Flora était récemment devenue férue d’opéra et, en cela, elle était probablement différente de ses collègues plus âgés du comité.
En parrainant des événements comme le concert de l’Orpheus Quartette, ces matrones donnaient le ton de ce qui constituait une prestation musicale acceptable en bonne société. Elles ont eu une puissante influence et leur goût musical incluait rarement l’opéra européen. Elles étaient toutes protestantes – principalement méthodistes et presbytériennes – et leurs vies étaient imprégnées de ce qu’elles considéraient comme des valeurs protestantes sans faille. Elles respectaient le travail acharné, bien que leur propre travail consistait en activités de club et de charité comme ce concert, jamais en travail salarié. Et elles étaient victoriennes jusqu’à la moelle, croyant à la maîtrise de soi, à la dignité et à la frugalité (quoique leur propre niveau de vie ne l’exigeât en rien). Ces leaders autoproclamées de la société torontoise n’auraient jamais pu imaginer qu’elles avaient quoi que ce soit en commun avec les héroïnes tragiques si souvent décrites dans les opéras italiens et français. Elles n’auraient certainement eu aucune sympathie pour les courtisanes ou les artistes détruites par des épisodes d’amour passionné… Non, le grand opéra n’était simplement pas à leur goût.
Le concert de l’Orpheus Quartette était beaucoup plus proche de ce que les dames du Blue Book appréciaient, même si la seconde moitié était consacrée à des mélodies relativement avant-gardistes susceptibles d’accroître leur expérience musicale. Le programme au Conservatoire s’est donné à guichets fermés avec Bertha et Blight qui ont chanté le duo I Feel Thy Angel Spirit de Gustav Graben-Hoffmann, suivis par le ténor Shaw qui a chanté Dorris en solo. Campbell a interprété deux solos, Eldorado et Only a Rose, puis le Dr Frederic Nicolai, violoncelliste, a joué trois pièces instrumentales.
Peut-être une concession à la popularité incontournable de l’opéra, Bertha a été autorisée à montrer sa colorature dans un aria italien. Elle a chanté la Grande valse de Rosine du Barbier de Séville – mais l’aria n’aura pas soulevé beaucoup de sourcils puisque, contrairement aux héroïnes dramatiques d’opéra, Rosine est une héroïne comique essentiellement vertueuse (bien que toujours séduisante). Le « chant intelligent » de Bertha fut célébré le lendemain dans The Globe comme un « triomphe ». La première partie du concert se termina avec Blight interprétant en solo The Wreck of the Hesperus, une version du poème de Longfellow mis en musique par Hatton.
Au cours de la seconde moitié de la soirée, consacrée aux mélodies, le groupe a présenté le cycle de douze chansons Daisy Chain d’une durée d’environ trois quarts d’heure. Bien que musicalement avant-gardiste, le sujet des chansons restait en terrain très sûr. Le cycle consistait en une sélection de poèmes anglais pour enfants écrits par Robert Louis Stevenson et Laurence Alma-Tadema et mis en musique par Liza Lehmann quelques années auparavant. Typique de l’orchestration de Lehmann, le cycle était destiné à un quatuor de voix différentes et les chansons alternaient entre duos, trios et quatuors. Considérant que c’était la première prestation du quatuor, le chroniqueur du Globe a noté que le « chant était marqué par beaucoup de beauté de ton, bien qu’il semblât y avoir un manque d’équilibre dans l’ensemble parfois. Néanmoins, le quatuor a chanté avec sincérité et phrasé intelligent. » Nul doute que les dames se sont retirées satisfaites dans leurs maisons bien tenues, charmées par la qualité du spectacle et sans émotions indues « d’opéra ». D’autre part, le journaliste visionnaire du magazine Saturday Night est revenu chez lui pour écrire que Bertha était une « jeune chanteuse intelligente possédant une excellente voix de qualité lyrique et révèle des capacités qui correspondent parfaitement au domaine de l’opéra ».
Traduction par Mélissa Brien
Jane Cooper est une chercheuse infatigable qui n’a pas ménagé ses efforts dans une quête de six ans pour rassembler les preuves de la vie de Bertha Crawford. The Canadian Nightingale est sa première biographie complète. Plus d’information sur www.janeclarecooper.ca.