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Le 30 mai prochain, le public de la Salle Bourgie pourra entendre les créations de trois compositrices, en partenariat avec trois femmes librettistes. Trois opéras d’horizons et de styles différents, rendus possibles grâce à l’organisme subventionnaire Musique3 femmes. Entretien.
Nanatasis
Originaire du Mexique, Alejandra Odgers s’est prise de passion pour les mythes et légendes abénaquis depuis le jour où elle a entendu chanter Nicole O’Bomsawin. C’était en 2007 autour d’un repas du temps des sucres avec ses amis à la Maison autochtone de Saint-Hilaire, se souvient-elle. À ce moment-là, Alejandra préparait un concerto pour la voix dans le cadre de son doctorat à l’Université de Montréal et pensait d’abord à des textes aborigènes de son pays, dans des langues qui sont malheureusement en train de disparaître. « Je suis tombée amoureuse de plusieurs chansons de Nicole. Je me suis dit qu’il fallait que je retourne pour l’enregistrer et discuter avec elle. Mes recherches sur des musiques traditionnelles mexicaines s’annonçaient difficile, surtout à distance. Or, j’avais ici quelqu’un en chair et en os qui était prêt à partager [sa culture]. » Alejandra et Nicole ont ainsi débuter une collaboration fructueuse, qui a mené à plusieurs mélodies et arrangements, dont deux pièces pour orchestre : Toni alosaan et, plus récemment, Menahanis, créée par l’Orchestre Métropolitain au Parc Jean-Drapeau en juin 2019.
« L’appel à candidature de Musique 3 femmes m’a tout de suite interpellé. Il s’agissait de composer un opéra, mais dans un sens très large, une histoire racontée en musique. Ça correspondait parfaitement avec ce que Nicole et moi voulions faire », confie Alejandra. Leur projet commun s’intitule Nanatasis, qui signifie colibri ou oiseau mouche. C’est aussi le surnom que les grands-parents de Nicole lui ont donné, une tradition qui s’applique aux enfants abénaquis autour de l’âge de 6 ans, d’habitude quand ils perdent leur première dent, explique Alejandra.
Le 30 mai, à la Salle Bourgie, les auditeurs pourront entendre une de trois légendes mises en musique, Nee-ben et Pe-ben, ou l’incarnation de l’été et de l’hiver. De brefs chants abénaquis originaux seront intégrés à l’opéra. « En composition, on doit avoir une grande palette d’outils. J’ai fait des pièces complètement atonales, certaines modales, d’autres tonales ou encore électroacoustiques. Dépendant de la pièce, je me pose la question de savoir quel langage, quel moyen utiliser pour faire ce que je veux. Il n’est pas rare que j’ai recours à une écriture mélodique. Il y a toujours quelque chose qui peut attirer l’oreille. De plus, de par mes racines, le rythme dansant et les percussions sont des éléments très importants pour moi. Au final, j’ai le sentiment de n’avoir pas dû faire de concession pour devoir adapter ma musique à la source abénaquie. »
Raccoon Opera
La compositrice Rebecca Gray, quant à elle, a choisi d’aborder un sujet très contemporain, avec néanmoins une portée universelle. Avec sa sœur Rachel, librettiste, elle a décidé de traiter de la crise du logement qu’elle a elle-même subie lorsqu’elle demeurait à Toronto. L’œuvre aborde condamne, plus largement, les dérives du capitalisme et la mentalité vautour, tant chez les propriétaires que chez les locataires prêts à tout pour évincer un occupant de son loyer. Rebecca Gray a choisi de faire du raton laveur le symbole de cette décadence morale. « Peu importe ce qu’on lui jette à la figure, il trouve toujours un endroit où vivre, il trouve toujours un moyen de s’en sortir », estime-t-elle.
Dans Raccoon Opera, c’est une locataire nommée Erin qui devient la proie de cet animal sans scrupule. « Il lui dit qu’elle mérite mieux, qu’elle et lui peuvent reprendre l’’appartement ensemble pour l’aider à s’élever au-dessus de la ville, à regagner ses pouvoirs et faire toutes les choses dont elle rêve. Plusieurs moments musicaux les rapprochent dans leur intimité. Mais tout ceci n’est qu’une fable. En fin de compte, le raton laveur lui a joué un grand tour. C’est lui qui prend possession de l’appartement et qui, ultimement, s’empare de l’esprit et du corps d’Erin. C’est donc un opéra très sombre », raconte-t-elle.
Les deux sœurs étaient attirées par l’idée de faire chanter un animal qui soit non seulement de taille humaine, mais qui ait des caractéristiques humaines. « Ça nous permet d’aborder des sujets contemporains intéressants d’une manière qui ne soit pas moralisatrice. Il y a quelque chose d’absurde dans le fait de voir un animal chanter et c’est cette absence de réalisme qui nous permet d’amener la crise du logement jusqu’à l’extrême. »
Le public ne verra que les deux-tiers du spectacle, précise la compositrice, jusqu’au moment où Erin se donne entièrement au projet qu’elle a noué avec le raton-laveur. « J’ai été inspiré par la relation entre Iago et Othello, dans l’opéra de Verdi, et la scène du serment qu’ils se font l’un envers l’autre. Il y a aussi des ressemblances avec Faust, notamment l’idée d’un pacte avec le diable, du diable qu’on ne suspecte pas. »
Les musiciens d’orchestre contribuent à l’univers sonore très dense de cet opéra en faisant toutes sortes d’effets, mais aussi – et c’est plus rare – en parlant et en chantant eux-mêmes. Certains moments en présence du raton laveur sont lyriques, presque romantiques. D’autres, au contraire, représentent le chaos incessant de la ville. Outre le piano, les percussions, le violon, le violoncelle et la clarinette, la trompette a un rôle particulièrement important : « C’est un instrument royal, au son brillant, intimement lié au raton laveur. Dans le registre maniaque, il est aussi capable de produire les sons les plus étonnants. »
Je suis la fille de la fille
Avant même de penser à composer un opéra, Analía Llugdar avait l’idée d’écrire une œuvre pour voix et flûte. Pour ce projet, initié conjointement avec la flûtist Josée Poirier, elle cherchait un poème québécois. C’est finalement un recueil de poèmes de l’auteure d’origine libanaise Emné Nasereddine, La danse du figuier (2021), qui a attiré son attention. « Emné avait su trouver les mots justes, sans artifice. Son style était mininaliste, mais avec de la profondeur. On sentait que ça venait du cœur. Elle est venue à Montréal, elle a quitté son pays d’origine, pour des raisons certes différentes des miennes, mais nous avons chacune vécu ce processus d’immigration. C’est peut-être l’histoire de tous les immigrés : on peut trouver un lieu, bien s’y sentir et malgré tout garder notre culture en mémoire, l’héritage de nos grands-mères… toutes ces petites choses qui participent de ce que l’on est, qui font partie de notre identité. »
Emné Nasereddine a accepté de travailler sur un livret d’opéra regroupant plusieurs extraits de son recueil, les transformant et les retransformant afin d’arriver à créer un fil narratif, une histoire, qu’Analía Llugdar pouvait mettre en musique. Il y a ici 3 femmes, la fille, la mère et la grand-mère, incarnées par une seule voix qui les rassemble toutes, en sachant que la fille deviendra mère, puis grand-mère un jour. Le titre de l’œuvre, Je suis fille de la fille, prend alors tout son sens. « C’était le point le plus difficile pour moi en termes d’écriture : trouver dans un seul timbre de voix des couleurs différentes pour que je puisse personnifier toutes ces femmes. Ce n’était pas une question de registre, grave ou aigu. L’essentiel était de trouver le caractère propre à chacune, la manière de le chanter. La fille est par moments rêveuse mais elle aussi en colère. Elle est agitée. De l’autre côté du spectre, il y a la grand-mère qui, malgré les difficultés, est affectueuse. Elle est dans le calme et la sérénité. La mère reste derrière sa fille pour la guider, lui dire quoi faire ou ne pas faire. C’est dans le caractère, l’interprétation, le rythme ou encore les silences que j’ai essayé de construire ces personnages. »
La partition de la grand-mère est la plus mélodique, avoue la compositrice. « Je n’ai jamais écrit quelque chose d’aussi mélodique. Je ne me reconnaîs pas par moments [rires]. C’est comme si quelque chose m’amenait vers ce style-là, peut-être par respect pour cette dame, ses respirations, ses raisons de s’exprimer. »
Pour son opéra, le premier de cette envergure, Analía Llugdar confie avoir beaucoup appris en écoutant l’opéra classique. « En termes de dramaturgie, je suis revenu à Mozart. Il a su écrire pour chaque personnage d’une manière différente. La musique populaire, la musique plus soutenue pour soprano, un style proche du lied… toutes ces choses qui paraissent caricaturales pour certains ne le sont, en fait, pas du tout. Les changements que Mozart arrive à imprimer dans un opéra font qu’on reconnaît naturellement tel ou tel personnage. Il est un des compositeurs qui a su le mieux capter le drame en musique avec toujours un plaisir palpable de jouer avec ses personnages. »
Conclusion
Analía Llugdar, Alejandra Odgers et Rebecca Gray se sont toutes rencontrées grâce à Musique 3 femmes, un organisme qui leur a donné la chance de monter un opéra et ainsi de soutenir, en tant que producteur, la création au féminin. Lors de cette rencontre, qui réunissait les trois équipes de compositrices et librettistes, Analía Llugdar se souvient du plaisir qu’elle a eu de discuter des projets de chacune. « On est très différentes, c’est ce que je trouve magnifique. Ce sera à coup sûr très contrastant pour le public de la Salle Bourgie. On est certainement d’accord pour remercier Musique 3 Femmes de cette opportunité. Pour pouvoir ne serait-ce qu’explorer le répertoire de l’opéra, ce n’est pas si facile. Ça demande beaucoup d’investissement. »
Je suis fille de la fille, Raccoon Opera et Nanatasis sont trois commandes du Mécénat Musica Prix 3 Femmes, avec le soutien du Conseil des arts du Canada. Le Conseil des arts de Montréal, la Fondation Azrieli, le Conseil des arts et des lettres du Québec, Opera McGill, le CIRMMT, University of Guelph, Sixtrum et Le Vivier ont également apporté leur soutien soit au développement des œuvres et/ou à cette production. Pour se procurer des billets, visiter la page web du concert: www.mbam.qc.ca/fr/activites/opera-d-aujourdhui/
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