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Bayerische Staatsoper Recordings4
Prokofiev : War and Peace
Olga Kulchynska (Natasha), Andrei Zhilikhovsky (Andrei), Arsen Soghomonyan (Pierre), Violeta Urmana (Marya Dmitriyevna Akhrosimova), Dmitry Ulyonov (Kutuzov), Arsen Soghomonyan (Bezukhov), Andrei Zhilikovsky (Bolkonsky), Victoria Karkacheva (Hélène), Olga Guryakova (Peronskaya), Bekhzod Davronov (Anatole), Christina Bock (Marya Bolkonskaya); Orchestre et chœur de l’Opéra national de Bavière, Vladimir Jurowski, chef, Dmitri Tcherniakov, metteur en scène
Bayerische Staatsoper Recordings, 2025
Le Bayerische Staatsoper avait prévu sa production de Guerre et paix de Prokofiev pour mars 2023 (et avait probablement déjà engagé la petite armée de chanteurs nécessaire) bien avant l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Cet événement a naturellement suscité une remise en question, étant donné que l’opéra est, en partie, une œuvre de propagande nationaliste stalinienne assez grossière et que le chef (Vladimir Jurowski) et le metteur en scène (Dmitri Tcherniakov) sont tous deux russes, bien qu’ils critiquent ouvertement le régime de Poutine.
La première réaction de Tcherniakov a été de se retirer, mais Jurowski estimait que la musique rendait l’œuvre digne d’être mise en scène et a persuadé le metteur en scène de poursuivre. Le disque contient une très longue entrevue dans laquelle les deux hommes parlent de leur réflexion et de ses conséquences. Je recommande vivement à tous ceux qui souhaitent découvrir cette production de regarder cet entretien avant le spectacle.
Pour résumer brièvement, Guerre et paix n’est pas une œuvre historiquement exacte. Le roman de Tolstoï ne l’est pas non plus, et le livret (de Mira Mendelson-Prokofieva) l’est encore moins. Pour citer Jurowski, il s’agit des « fausses nouvelles » de Prokofiev superposées au « conte de fées pour adultes » de Tolstoï. Cela n’a « absolument rien à voir avec la réalité ». La production n’est à propos ni de 1812, ni de 1941, ni de 2022.
Alors, qu’avons-nous là ? Un grand groupe de personnes campe dans une reproduction de la salle des colonnes de la Maison des syndicats à Moscou. Il s’agit d’un espace cérémoniel somptueux qui a accueilli des bals tsaristes, des conférences syndicales, des procès-spectacles et même des défilés de mode. Ces personnes ne sont pas (insiste Tcherniakov) des réfugiés, mais on ne sait pas très bien qui elles sont. Ce qu’elles représentent est plus clair. Elles incarnent le peuple russe, menacé par la guerre et souffrant d’une sorte de syndrome de stress post-traumatique collectif. C’est « le reflet d’une société aliénée » et ce que nous allons voir, c’est une « foule immense dans un décor dystopique » engagée dans une « expérience psychologique qui finit mal ».
L’opéra commence avec un homme qui enlève sa veste et se met à chanter. Il s’agit d’André Bolkonsky. Peu après, nous voyons deux jeunes filles pleines de vie se faufiler entre les lits de camp, l’une en jean, l’autre en robe. Il s’agit de Natacha Rostova et Sonia. On ne comprend pas vraiment pourquoi les personnes présentes dans la salle jouent l’intrigue de Guerre et paix, mais le récit est suffisamment clair. Toute la première partie est une mise en scène un peu provocante, mais assez inoffensive. Le ton change complètement après l’entracte.
L’épigraphe montre une scène remplie d’une foule de plus en plus agressive, presque une émeute, chantant des hymnes patriotiques grandioses sur « l’âme russe » et « la défense de la mère patrie ». Les spectateurs commencent à peindre des drapeaux russes sur leurs visages. Suit alors ce qui est décrit (dans un texte projeté) comme un « jeu patriotique militaire : la bataille de Borodino ». Des hommes et des femmes armés de pistolets jouets courent dans tous les sens; il y a une sorte de fausse tente médicale, et des « réfugiés de Smolensk » sont exécutés. Bien que ces scènes soient dérangeantes, il s’agit clairement d’une mise en scène. Les généraux allemands sont dépeints comme étant totalement ridicules. La guerre est empreinte d’une qualité russe indéfinissable, représentée par Koutouzov, le commandant en chef qui mène l’armée contre Napoléon.
L’épisode avec Napoléon et ses officiers d’état-major est une parodie où l’un des officiers se fait piétiner sous les rires des spectateurs. La scène avec les généraux russes est coupée, nous amenant directement à Moscou pendant l’occupation française. De véritables combats éclatent et l’exécution des incendiaires est censée être réelle. Les corps, au moins, sont emportés hors scène (contrairement aux réfugiés de Smolensk qui se relèvent après avoir été prétendument abattus). Un peu fou tout cela. Puis, une fête dansante endiablée se transforme en bagarre et Bolkonsky se tire une balle.
La scène de réconciliation entre Bolkonsky et Rostova est jouée de manière assez directe et est assez émouvante, mais on revient assez vite à une autre bagarre, suivie de l’« intronisation » de Koutouzov sur un tas de trophées de guerre, tandis qu’un orchestre sur scène joue un air guilleret.
Est-ce que ça fonctionne ? Je pense que oui. On évite en tout cas de glorifier la Russie ou la « russité ». On ne banalise pas non plus la guerre. Les personnes présentes dans la salle étaient peut-être traumatisées au départ, mais cet état se délite manifestement au fur et à mesure que les événements s’enchaînent. Les « grands hommes » – Koutouzov et Napoléon – sont présentés sous un jour ridicule. Les seuls personnages qui semblent quelque peu attachants sont Bolkonsky, Natacha et Pierre Bezoukhov. La mesquinerie et la méchanceté du cercle d’Hélène Bezoukhova sont soulignées et surtout la capacité du peuple à dégénérer en une foule vicieuse et irréfléchie.
Il y a tellement à analyser sur le plan dramaturgique qu’on en oublierait presque de considérer la musique et les voix qui viennent avec l’opéra. Mais ces derniers aspects sont très réussis. Le chant des principaux interprètes, en particulier celui du ténor Arsen Soghomonyan dans le rôle de Bezoukhov et du baryton Andrei Zhilikovsky dans celui de Bolkonsky, est puissant et plein de caractère, et tous deux sont d’excellents comédiens. Olga Kulchynska, dans le rôle de Natacha Rostova, chante avec douceur et une merveilleuse vitalité. Il y a d’excellentes apparitions parmi la vaste distribution, notamment Violeta Urmana dans le rôle imposant de Marya Dmitriyevna et Victoria Karkacheva dans celui de la princesse Hélène Kouraguine, à la voix riche et très élégante. Dmitry Ulyanov a l’air ridicule dans le rôle de Koutouzov, mais il a une voix de basse impressionnante.
Mais les véritables héros sont peut-être l’orchestre et, surtout, le chœur, qui se donne à fond et chante magnifiquement bien. L’orchestre joue de manière splendide. La musique orchestrale ferait une excellente bande originale de film, tant elle est vibrante et colorée. Jurowski révèle qu’il maîtrise parfaitement cette musique et qu’il adhère pleinement au concept de la production. Dans une mise en scène comme celle-ci, il est crucial que le chef et le metteur en scène soient sur la même longueur d’onde.
Mais le dernier mot sur l’intention de la production revient peut-être aux chanteurs Zhilikovsky et Kulchynska, vêtus de t-shirts affichant le salut Slava Oukraïni pour tirer leur révérence à la fin du spectacle.
La production a été filmée au Nationaltheater de Munich par Andy Sommer. Très réussie, elle comporte de nombreuses scènes de foule. La qualité audio (PCM stéréo et DTS-HD-MA) et vidéo est tout à fait à la hauteur des standards pour le Blu-ray. Les sous-titres sont disponibles en russe, allemand, français, anglais, japonais, coréen et, fait inhabituel, ukrainien. Outre les trois heures et demie d’opéra, le disque contient 50 minutes de bonus : l’incontournable entrevue mentionnée ci-haut ainsi que des images des répétitions accompagnées de commentaires utiles du metteur en scène. Le livret contient la liste des morceaux, un résumé très utile scène par scène et la transcription d’une conversation avec le philosophe Boris Groys sur la vision de l’histoire de Tolstoï et son influence durable en Russie.
Traduction : Andréanne Venne
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