Festivals d’été: la ronde des disques

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Pour accompagner nos choix de concerts parmi les festivals canadiens, voici quelques critiques de disques des artistes présents sur nos scènes cet été. Avec le groupe Bellbird, la chanteuse Sarah Jerrom et la saxophoniste Lakecia Benjamin, on pourra dire que nous sommes en présence d’oiseaux rares; pour sa part, le compositeur et chef d’orchestre Darcy James Argue nous offre un magnum opus; enfin, le vétéran saxophoniste George Coleman est saisi en plein vol pour un set de jazz dans la lignée des grands albums live des années 1950-60.

Root in Tandem
Bellbird –
 Autoproduit, 2023.

En français, l’oiseau qu’on appelle en anglais bellbird est baptisé araponga; on le reconnaît entre autres par son chant très sonore. C’est un nom approprié pour le quartette montréalais Bellbird, qui faisait paraître en août 2023 son premier album, Root in Tandem. Constituée par les souffleuses Allison Burik (saxo alto et clarinette basse) et Claire Devlin (saxo ténor), le contrebassiste Eli Davidovici et la batteuse Mili Hong, la formation semble fonctionner de manière collaborative, puisque les quatre musiciens se partagent de façon égale l’écriture des huit thèmes (deux chacun) qui composent ce premier opus. L’esthétique du groupe repose assez largement sur l’interaction entre les deux saxophonistes, avec des thèmes faisant souvent appel à des lignes mélodiques entrecroisées en de subtils contrepoints, le tout soutenu par une rythmique solide et inventive, un peu à la manière des ensembles dirigés dans les années 2000 par Dave Holland. D’autre part, on peut soupçonner Devlin d’être à l’origine du nom du quartette, puisque ses deux compositions (Manakin et Pigeons & Disco) reflètent également un intérêt ornithologique…

Échantillons en ligne ici.

Magpie
Sarah Jerrom – TPR Records TPR-0019-02, 2024.

Alors que les thèmes aviaires sont présents surtout par évocation chez Bellbird, ils sont centraux dans le travail de la chanteuse torontoise Sarah Jerrom pour son album double Magpie (« La pie ») paru en avril dernier. La suite en huit mouvements trouve son origine dans une résidence que la chanteuse a effectuée en 2018 à Banff en Alberta. Mêlant ses recherches sur le comportement des corvidés (oiseaux réputés pour leur intelligence, entre autres) à des sources traditionnelles (la comptine One for Sorrow) et utilisant les ressorts du conte fantastique, Jerrom peut explorer « les thèmes du féminisme, de l’infertilité, du deuil, de l’espoir et de l’amour ». Faisant appel à un ensemble de 17 instrumentistes (dont trois musiciens de formation classique, une hautboïste, une flûtiste et une corniste) et ajoutant à sa propre voix trois chanteurs supplémentaires, Jerrom dispose ici d’une large palette, renforcée par quelques solistes distingués, par exemple les saxophonistes Mike Murley et Kirk MacDonald, le trompettiste Kevin Turcotte (évoquant Kenny Wheeler sur Part II: For Joy) et la pianiste Nancy Walker.

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Phoenix
Lakecia Benjamin –
Whirlwind Recordings WR4797, 2023.

Contrairement aux oiseaux bien réels que sont l’araponga et la pie, le phénix est évidemment un oiseau mythique – celui qui renaît de ses cendres – et, pour la saxophoniste Lakecia Benjamin, qui a vécu un grave accident de la route en septembre 2021, l’album baptisé en référence à cette créature est évidemment une sorte de renaissance, mais aussi une célébration des femmes (principalement) qui ont exercé une influence sur son parcours. Le disque s’ouvre sur un bruit de sirène, suivi d’un extrait d’un discours de la grande militante afro-américaine et féministe Angela Davis. Plus loin sur l’album, on entendra aussi les voix de la poétesse et activiste Sonia Sanchez et de Wayne Shorter ainsi que celle de Dianne Reeves. Ailleurs, on entend aussi les claviéristes Patrice Rushen et Georgia Anne Muldrow ainsi que le trompettiste Wallace Roney Jr (fils des regrettés Roney Sr et Geri Allen). Produit par Terri Lyne Carrington, dont on connaît la dévotion au répertoire jazz composé par des femmes, l’album aurait facilement pu souffrir de cet excès d’invités spéciaux qui pèse souvent sur les projets du genre ; pourtant, grâce à la présence et à la forte personnalité de Benjamin, il n’en est rien : tel le mythique phénix, elle renaît bien de ses cendres. Il faudra désormais bien la suivre…

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Dynamic Maximum Tension
Darcy James Argue’s Secret Society – Nonesuch 075597903508, 2023.

Dans les deux dernières décennies, le Vancouvérois d’origine Darcy James Argue s’est imposé comme l’une des figures incontournables du big band moderne avec son Secret Society. Fondée en 2005, la formation a fait paraître quatre disques depuis 2009, chacun nominé pour un Grammy. Avec ce quatrième opus, paru en septembre 2023, Argue réalise sans doute son projet le plus ambitieux jusqu’ici. Comme Ken Vandermark dans un tout autre registre, Argue aime dédier ses compositions à des créateurs qui ont eu une importance dans son parcours. Ainsi, on retrouve par exemple ici des dédicaces à des personnages aussi différents que Levon Helm, Alan Turing et Mae West ! Musicalement cependant, le langage est plutôt uniforme ; c’est celui développé depuis les années 1960 par les piliers du big band contemporain, des compositeurs et arrangeurs de la trempe des Gil Evans, Bob Brookmeyer (ancien mentor d’Argue et dédicataire de Wingèd Beasts), Thad Jones, Toshiko Akiyoshi ou Maria Schneider. Sur Ferromagnetic (écrit, nous apprennent les notes de pochette, dans un moment de colère en réaction au massacre de la place Nissour à Bagdad), le compositeur mélange par exemple de riches textures à une rythmique binaire, renforcée par l’utilisation du piano électrique et par un solo de trompette où Matt Holman modifie le son de son instrument avec des effets électroniques subtils. Une autre évocation des horreurs de la guerre, Your Enemies Are Asleep, utilise dans son exposition à la Gil Evans une vieille chanson ukrainienne en solidarité avec ce peuple victime de l’agression russe, avec un solo déchirant d’Ingrid Jensen. Sur Single-Cell Jitterbug, Argue fait se côtoyer Cab Calloway et l’architecte utopiste Buckminster Fuller, également dédicataire de la pièce d’ouverture de l’album, Dymaxion; Argue a d’ailleurs souvent posé devant le fameux dôme géodésique de Fuller sur l’île Sainte-Hélène… C’est toutefois sous le signe de Duke Ellington que l’on retrouve le tour de force de l’album : inspiré du fameux Diminuendo and Crescendo in Blue, Tensile Curves se déploie pendant 34 minutes, depuis la fanfare initiale qui reprend celle de la pièce d’Ellington jusqu’à un étonnant passage pour le violon Hardanger de Sara Caswell. Après cette pièce de résistance, l’album s’achève sur une note plus légère avec Mae West: Advice, une évocation de la célèbre actrice chantée par Cécile McLorin Salvant.

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Live at Smalls Jazz Club
George Coleman – Cellar Music CMSLF006, 2023.

C’est peut-être la malchance de George Coleman que d’être surtout connu des amateurs pour avoir précédé Wayne Shorter dans le quintette de Miles Davis, c’est-à-dire dans une période transitoire dans la carrière du trompettiste. Pourtant, le saxophoniste s’était déjà fait un nom auprès de Max Roach dès la fin des années 1950; mais c’est peut-être surtout à partir de la fin des années 1960 que Coleman a trouvé sa véritable voix, par exemple chez Harold Mabern (un ancien camarade de classe à Memphis, leur ville natale) ou encore chez Elvin Jones. Depuis les années 1970, Coleman s’est affirmé comme un représentant distingué du saxo ténor hard bop : on l’a par exemple retrouvé dans la première mouture du quartette Eastern Rebellion (avec Cedar Walton), mais aussi plus tard chez Ahmad Jamal. Il a fait paraître une quinzaine d’albums sous son propre nom et aujourd’hui, à 89 ans, il fait figure de patriarche, l’un des derniers témoins actifs de la période faste du jazz moderne des années 1950 et 1960. Enregistré au Smalls Jazz Club à New York au printemps 2022 et paru en mai 2023, son plus récent album donne une bonne idée de l’art de ce géant discret. Accompagné par le trio du pianiste Spike Wilner, Coleman offre ici une solide diète de ballades et autres standards, en plus d’un inévitable blues (Blues for Smalls). La référence à Miles est inévitable, avec une version de Four en ouverture et un très beau My Funny Valentine (on se rappellera que c’était Coleman qui jouait avec Davis lors de l’enregistrement du concert qui devait résulter en deux albums, My Funny Valentine et Four & More). La sonorité de Coleman s’est un peu durcie avec l’âge, mais son articulation reste impressionnante pour quelqu’un dans sa neuvième décennie. Quant à Spike Wilner, au contrebassiste Peter Washington et au batteur Joe Farnsworth, ils sont les soutiens parfaits pour le Maître, qui donne avec ce disque un exemple mémorable de cet art presque perdu, celui d’un bon vieux set de jazz en club.

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