Montréal, 4 au 13 octobre 2018
par Marc Chénard (avec addendum par Benjamin Goron)
Une fois de plus, l’Off Festival de Jazz de Montréal s’est déroulé en un clin d’œil, soit en deux tranches entrecoupées de deux jours de relâche suivant le premier weekend. Retour donc sur quelques faits saillants de cette édition, la dix-neuvième de son histoire.
Tout habitué d’un festival, l’Off ou tout autre, apprend avec le temps de ne jamais juger de la valeur d’un événement avant sa tenue. De toute évidence, le dévoilement d’une programmation crée des attentes, parfois élevées, mais déçues après coup, parfois dépassant les espérances d’une affiche qui ne semblait pas des plus excitantes. Il n’est donc pas rare que l’amateur se fasse ou bien surprendre par un programme qui n’éveille pas son attention particulièrement ou bien être laissé sur sa faim par un autre des plus prometteurs. Pour cet observateur, l’Off Festival 2018 se range dans la première de ces catégories, celle des attentes dépassées.
Projets spéciaux
La couverture récente de la section jazz du magazine traitait de quatre événements d’envergure inscrits sur la marquise du festival, le premier d’entre eux étant la soirée d’ouverture mettant en vedette le Ratchet Orchestra de Nicolas Caloia. Véritable point de ralliement de l’élite des improvisateurs montréalais, cette formation de plus de 15 musiciens a offert un copieux festin sonore, défilant une douzaine de compositions de son chef en plus d’une heure et demie ininterrompue. Rythmées, foisonnantes ou épurées, les pièces du chef servaient surtout de plateformes aux membres qui, à de rares exceptions près, ont pu s’illustrer en tant que solistes. Pour deux numéros, la chanteuse Kim Zombik a contribué de pétillantes vocalises, donnant un brin de soul et de swing à la prestation. Remarquons aussi que cet orchestre avait passé trois jours en studio pour enregistrer son prochain album, et ce, dans la foulée de six répètes. Pas de doute, ils étaient bien rodés et la marchandise a été livrée sur toute la ligne. Pour les absents, la première heure du concert est diffusée en ligne sur la Fabrique culturelle ; si vous vous armez d’un peu de patience, le disque sortira à la fin mars 2019 chez Ambiances magnétiques.
À 20 h le lendemain soir (le 5), c’était au tour du batteur John Hollenbeck de remonter sur les planches du festival. Deux ans après le passage de son excellent groupe de compatriotes américains, le Claudia Quintet, il s’est présenté cette fois-ci avec une équipe toute montréalaise, un quintette dont l’instrumentation était la plus inusitée de tous les ensembles à l’affiche. Projet pluridisciplinaire pourrait-on dire, il regroupait, d’une part, le saxo alto Erik Hove (qui faisait presque preuve d’un don d’ubiquité cette année en raison de sa présence dans trois autres concerts) et le trompettiste Simon Millerd puis, d’autre part, Terri Hiron aux traitements électroniques et le vidéaste Pierre Hébert, improvisant des images abstraites projetées sur écran derrière les musiciens. Concert ébauche en quelque sorte, il s’agissait donc d’une première tentative pour le chef de réconcilier la disparité de ces médiums. Celui-ci remarquait après le spectacle qu’il ne visait pas à créer quelque chose de bien ficelée, mais de laisser le tout très ouvert pour que tout un chacun trouve ses moments d’intérêt. Pour l’occasion, le batteur avait dressé quelques partitions pour les deux souffleurs, qui les ont rejouées dans la seconde partie de la soirée. Hébert, pour sa part, projetait des petites figures abstraites et minuscules sur l’écran ; suivant l’entracte, il déployait des figures plus amples et multicolores. Entendue seule au début de la seconde tranche du concert, l’électronicienne était assez discrète dans l’ensemble ; règle générale, les gens manipulant les sons d’autrui ont tendance à disparaître sur scène, vu une certaine difficulté pour les auditeurs de départager leurs interventions de celles des autres. Coup dans l’eau ou non ? Une suite à l’aventure pourrait nous livrer une réponse… si suite il y aura.
À l’autre bout du festival (le vendredi 12), le saxophoniste (alto et soprano) Jean-Pierre Zanella occupait une place centrale dans un autre spectacle hors-norme. Étant donné ses liens avec le Brésil, il avait invité un musicien de là-bas, Mike Ryan, trompettiste et compositeur de nationalité australienne vivant dans ce pays depuis plus de trente ans. Entouré d’une douzaine de musiciens, incluant un percussionniste, un quatuor à cordes et un sextette de trois vents appuyée d’une rythmique habituelle avec clavier, Ryan nous offrait Feliciano’s Dilemma, une fresque sonore en plusieurs mouvements étalés sur quelque 75 minutes. Outre la direction du groupe, le compositeur entrecoupait les morceaux d’une narration anglaise saupoudrée d’un peu de portugais. En gros, il nous raconta l’histoire de son frère spirituel Feliciano qui, quittant sa terre pour rejoindre son ami en Australie, se trouve bientôt épris d’un terrible mal du pays, de cette saudade unique à ce peuple qui l’oblige presque à retourner à son bercail, où il finit paisiblement ses jours. Quant au spectacle, le tout nageait d’abord dans un flou stylistique, la musique errant un peu entre le classique contemporain, le jazz, l’impro, avec bien sûr la touche rythmique brésilienne. Cet auditeur en particulier ne pouvait s’empêcher de penser à Hermeto Pascoal, reconnu pour ses salmigondis sonores tous azimuts. Pourtant, cet aspect hétéroclite du début s’est aplani en cours de route, la musique s’inscrivant dans un jazz latinisant moderne avec une bonne place laissée aux solistes, Zanella généreusement mis en évidence. (Soit dit en passant, on aurait bien voulu entendre un plus d’André Leroux au ténor — une intervention seulement —, mais sa partition était largement dominée par des passages écrits pour la flûte.) La sauce a fini par prendre quand Ryan a lâché la bride, donnant un peu plus de latitude à ses charges. Les cordes, comme on peut s’attendre, étaient tenues à leurs feuilles, mais elles ne faisaient pas que scier des rondes, des blanches, ou d’égrener des trémolos sirupeux. Sympathique conteur, Ryan a réussi, comme le disait si bien une connaissance, à nous faire aimer son ami, hélas ! disparu.
Selon une coutume bien établie, l’Off essaie de mettre toute la gomme dans son spectacle de clôture. Cette année, la gomme a été remplacée par un plastique explosif doté d’une mèche qui rougeoyait seulement en première partie pour éventuellement faire détonner la charge après l’entracte. Inusitée elle aussi, cette formation regroupait deux batteurs, Hollenbeck une fois de plus, son compatriote américain Dan Weiss (arrivé presque in extremis d’un long voyage de Los Angeles), le guitariste chéri de bien des jeunes, Ben Monder et, non le moindre Samuel Blais,
gravitant en électron libre autour de tout ce beau monde. Au baryton comme à l’alto, Blais a rarement été aussi déchaîné qu’en cette soirée, réservant toutefois sa clarinette basse pour les moments plus recueillis — sage décision, compte tenu du fait qu’il en joue que depuis deux ans. Ce joueur d’anches, qui déploie de plus en plus ses ailes à la mesure de son talent, nous présentait surtout des pièces de son plus récent album et d’autres provenant de disques antérieurs. Si la première partie traînait un peu, la seconde en revanche a fait chauffer les planches, terminant sur un morceau que Blais qualifia de sa toune « métal » (Spiral Vision) .John Zorn y aurait trouvé son plaisir.
Ailleurs au festival et en bref
Un mot de félicitations en terminant pour le saxophoniste Jean-François Ouellet et sa formation Hornet (homonyme du disparu récent M. Coleman, Ornette de son prénom) pour avoir décroché le prix François-Marcaurelle, accordé annuellement à un ensemble de la relève. Bien qu’ayant manqué ce spectacle, le premier enregistrement de ce quartette sans piano et une prestation vue deux auparavant peuvent facilement convaincre ce critique de cet honneur. Cette récompense garantit au groupe un retour l’an prochain, un rendez-vous que je ne saurais rater. Parmi les autres formation de la relève en lice, le quintette du bassiste (gaucher !) Colin Birney-Stewart présentait une musique à la fois aventureuse et prometteuse. Bien qu’ils restent encore à murir un brin, les concepts musicaux ont été bien traduits par son groupe bien arrondi par les altistes Erik Hove et Samuel Blais, l’omniprésent batteur Louis-Vincent Hamel et l’un des beaux espoirs du piano, Daniel Arthur, un bel atout doit-on le dire.
Addendum
En ouverture de la seconde tranche du festival, le mercredi 10, le Lion d’Or a été témoin de la prestation des deux trios menés par les lauréates de la Bourse Création Jazz du Conseil des Arts de Montréal. Le Gentiane MG Trio et Trifolia nous ont donné un aperçu de leurs nouveaux projets. En première partie, Gentiane Michaud-Gagnon (pno), Levi Dover (cb.) et Louis-Vincent Hamel (btr.) ont empli la salle de sonorités introspectives, exploratoires, axées le plus souvent sur des idées brèves, des visions fugaces que la musique essaie de dévoiler, le piano assurant l’atmosphère et la direction du discours. La deuxième partie en revanche était plus animée : Marianne Trudel (pno), Étienne Lafrance (cb.) et Patrick Graham (perc.) nous ont offert un cocktail bigarré de nouvelles compositions. Compte tenu de la complexité dans l’écriture, mais aussi de la complicité sur scène, les trois musiciens ont conversé sans cesse, explorant les multiples possibilités de leurs instruments autour d’une thématique aquatique. La musique de Trudel est pourvue d’un torrent d’énergie qui nous arrive d’une manière dosée, dans un discours intelligent, participatif et éloquent, où les tableaux séparés se rejoignent au centre de la feuille trifoliée. Nous suivrons de près les sorties respectives de ces deux trios. B.G.