Jazz – La ronde des disques

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par Marc Chénard, Benjamin Goron et Éric Champagne

 

Ciné-jazz

The Romance of Improvisation in Canada

Justin Time – JTR 8613-2

Engendrés à l’orée du siècle dernier, le jazz et le septième art entretiennent des rapports étroits. Si certains jazzmen ont composé des trames sonores, nombre d’autres s’en sont faits les interprètes. À l’inverse, il n’est pas rare que ceux-ci se servent de la musique de film pour leurs propres fins. Le disque suivant en est un exemple. Pourtant, l’instigateur de ce projet n’est pas un musicien, mais un écrivain du nom de James K. Wright. Pour souligner la parution ­prochaine de sa biographie du compositeur Eldon Rathburn (1916-2008) – jadis à l’emploi de l’ONF –, l’auteur voulait faire revivre sa musique. Pour exaucer son vœu, un quintette de cinq Canadiens parcourt neuf pièces sur cette surface de 45 minutes. Les deux souffleurs, le Torontois Kevin Turcotte (trpt.) et l’actuel New-Yorkais originaire d’Ottawa Petr Cancura (saxo), jouent le répertoire avec aplomb, comme la section rythmique montréalaise de Marianne Trudel, d’Adrian Vedady et de Jim Doxas, tous donnant l’impression d’avoir bien rodé la musique au préalable. MC

 

Phillip Johnston
The Adventures of Prince Achmed

Asynchronous Records – 004

Jadis directeur du Microscopic Septet, le saxo américain Phillip Johnston élit maintenant domicile en Australie. À son actif, il compte plusieurs trames sonores – notamment pour de vieux films muets – comme celle-ci, créée récemment pour une œuvre fort méconnue du s|eptième art. À ce titre, les notes expliquent que le long métrage donnant son titre au disque est fort probablement le premier film d’animation, réalisé en 1926 par Lotte Reininger d’après les contes des Mille et une nuits. Johnston interprète sa partition avec le concours de trois de ses nouveaux compatriotes, ajoutant par la suite un batteur ainsi que des échantillonnages sonores. Bien qu’il y ait peu de place laissée à l’improvisation durant les quelque 66 minutes de l’album, les douze compositions sont cependant plus développées que les vignettes sonores meublant |l’arrière-plan. Signalons la présence de l’orgue qui ajoute une belle note de ludisme. Si la musique tient la route d’elle-même, un visionnement du film serait une valeur ajoutée. MC

Hommages

Andrés Vial plays Thelonious Monk

Sphreology (Volume 1) – Chromatic-Auidio111 417

La musique de Thelonious Monk est devenue un tel lieu commun de nos jours que la question se pose s’il reste encore quelque chose à en faire. (N’oublions pas ce groupe allemand qui a joué dix ans auparavant l’intégrale de ses compositions en trois heures, voire notre trio Évidence bien montréalais.) Le pianiste de chez nous Andrés Vial semble offrir une réponse à cette interrogation, soit de choisir les thèmes plus obscurs du maître (Blue Hawk, Coming on the Hudson, Introspection et Functional parmi les dix titres du recueil). Pour l’appuyer, il a recruté deux sections rythmiques, une à Montréal, une à New York, lieu de résidence du quatrième membre, le guitariste Peter Bernstein. En un peu moins d’une heure, cette équipe parcourt allègrement les pièces, avec respect, soit, mais sans ce côté subversif qui a fait la marque de commerce du grand moine en son temps. Comme il s’agit du volume un, peut-on s’attendre à Sixteen, Boo Boo’s Birthday ou Two Timer pour le second ? MC

 

Joe Magnarelli Quintet

If You Could See me Now – Cellar Live CL04818

Si l’histoire a consacré Monk, Tadd Dameron a passé à la trappe. Nés tous deux en 1917, ces deux pianistes ont composé des thèmes chéris par les jazzmen de l’école bop. Si la musique du premier retentit toujours, celle du second s’est ridée, écartée du répertoire courant. Le trompettiste new-yorkais Joe Magnarelli tente de rectifier la situation en assumant ici la direction d’un quintette bop pure laine. Le groupe s’attaque donc à neuf pièces de Dameron, Lady Bird et la ballade If You Could See Me Now étant les seuls titres connus du lot. De la couverture de pochette évocatrice des anciens disques Blue Note aux textes de ­présentation dithyrambiques jusqu’aux interprétations en copie conforme aux règles de l’art, tous les poncifs y sont dans cette heure de musique impeccablement jouée, mais irrémédiablement fixée dans le rétroviseur. Pour l’authenticité, on vous recommande de retourner aux albums des années 1950 ou encore au groupe Dameronia de Philly Joe Jones trente ans plus tard. MC

Orchestres à la page

Hard Rubber Orchestra

Kenny Wheeler : Suite for Hard Rubber Orchestra
(featuring Norma Winstone)

Justin Time – JTR 8614-2

Fondé à Vancouver en 1990 par le compositeur et trompettiste John Korsrud, le Hard Rubber Orchestra présente ici l’ultime œuvre orchestrale de feu Kenny Wheeler. Décédé en 2014, ce Canadien était un arrangeur et compositeur réputé, sa Music for Large and Small Ensembles étant un de ses sommets. Ainsi en est-il de cette Suite for Hard Rubber Orchestra, que l’on qualifierait sans hésiter d’opus summum. On sent les musiciens épris de cette musique : les instrumentistes s’y investissent pleinement, dépassant la démonstration technique. L’œuvre de 33 minutes aux harmonies riches se déploie comme un grand roman sonore aux orchestrations imposantes et une part de solos plus aériens. L’alternance entre les séquences improvisées et les segments ­composés offre du relief à une structure quelque peu baroque dans sa conception, mais délicieusement contemporaine dans sa réalisation. Pour son dernier opus, Kenny Wheeler nous laisse avec ce plaisir de partager sa musique une dernière fois par cette ode des plus sensuelles. EC

 

Ingrid Laubrock :
Contemporary Chaos Practices

Intakt CD 314

Si ce disque n’est pas vraiment jazz, il est peut-être l’un des meilleurs exemples d’un jazz symphonique pour notre siècle. La saxophoniste allemande Ingrid Laubrock se révèle une excellente compositrice. Elle propose deux œuvres orchestrales ambitieuses où cette fusion est non seulement maîtrisée dans l’écriture, mais réalisée de manière très convaincante. Du jazz, la compositrice retient la fluidité du rythme et la spontanéité de l’improvisation, voire des traits bruitistes propres aux musiques dites « actuelles ». Avec un orchestre de chambre classique plus enrichi du côté des vents que des cordes, Laubrock exploite les textures et masses sonores avec une aisance déconcertante : harmonies de Lutoslawski, agrégats varésiens, masses sonores que n’aurait pas reniées Ligeti, épisodes polymétriques directement inspirés par Ives, les influences sont multiples, même des atmosphères dignes de l’âge d’or de la musique ­hollywoodienne ! La réussite de ce « joyeux chaos » ­n’a d’égale que l’ambition artistique qui l’a ­engendrée. À découvrir absolument  ! EC

 

Saxo + 1

Don Byron, Aruán Ortiz :
Random Dances and (A)tonalities

Intakt CD 309

Le pianiste cubain Ortiz et le saxophoniste-clarinettiste new-yorkais Byron cristallisent ici les atomes crochus qu’ils ont su développer ensemble. Touche-à-tout, le second a autant œuvré dans le klezmer et le romantisme allemand que dans le hard bop. Le ­premier porte en lui des influences éclatées, notamment au contact de l’Association for the Advancement of Creative Musicians. Deux grands musiciens conversent sur cet album à partir d’œuvres d’Ellington, de Mompou, de Bach ou de Geri Allen et de ­compositions ­originales, celles d’Ortiz autant mathématiques que sensuelles, celles de Byron suggestives et poétiques. Sans empressement, ils profitent de chaque note et de chaque silence pour apprendre à mieux se connaître. Ils ne se perdent que pour mieux se retrouver. Le tableau résultant est à la fois impressionniste, abstrait et géométrique, avec de nombreux vides pleins de sens. C’est à la fois une énigme qui ne se résout pas, un échange de questions ­aux réponses ­implicites, mais aussi une ­réussite insaisissable. BG

 

Mark Turner Ethan Iverson :
Temporary Kings

ECM 2583

Turner et Iverson se rencontrent à New York à la fin des années 1990, au seuil de leur reconnaissance internationale. Il ­faudra attendre vingt ans et cet album pour les entendre en duo. Habitués à des projets plus mouvementés, ils ont pris le temps d’enregistrer, le temps d’un exil en contrée tessinoise, un dialogue intime à l’abri des foules. Le temps se fige pour laisser Iverson développer ses thèmes et ses lignes contrapuntiques, que Turner vient envelopper d’un son duveteux et éthéré. Aux compositions des deux musiciens se greffe Dixie’s Dilemma, morceau obscur de de Warne Marsh, une influence majeure ­commune. Turner et Iverson ne s’empressent pas; leurs pièces respirent beaucoup, se ­cherchent parfois, mais ils ne s’en soucient pas trop. Pour filer la métaphore picturale, on retrouve ici un fond pointilliste aux formes recherchées, sur lequel Turner vient déposer des couleurs pastel qui font penser à Alfred Sisley ou à un autre Turner, William de son prénom. Une conversation à savourer ­lentement, note par note, avec un bon ­chocolat suisse. BG

Quartettes x 2

Michael Formanek Elusion Quartet :
Time Like This

Intakt CD313

Présenté dans cette section le mois­ ­dernier, le saxo ténor Tony Malaby se retrouve ici en compagnie de trois complices avec qui il a déjà croisé le fer à plus d’une reprise : Kris Davis (pno), Ches Smith (btr. et vib.) et Michael Formanek (cb.). Chef de la formation, le ­bassiste contribue les sept pièces au ­programme. Dans le livret, il offre aussi quelques indications sur l’ensemble des morceaux, mais pas tous. L’écoute de cet enregistrement nous permet aussi de considérer l’état du jazz contemporain à l’aune de son passé. Jadis dominé par de fortes ­personnalités qui imposaient leur volonté à leurs accompagnateurs, le jazz mise de nos jours davantage sur des groupes qui ­travaillent dans un esprit de collaboration plutôt que de concurrence. Les héros d’antan ne sont plus et les nostalgiques se demandent si ce genre de jazz est encore possible, mais la réalité d’aujourd’hui n’est plus celle-là. Il faut désormais composer avec une conception autre de cette musique qui nous interpelle autant qu’elle nous interroge. MC

 

Lawful Citizen : Inner Combustion

Production d’artiste

Cette formation montréalaise reflète par son nom une tendance contemporaine du jazz, soit la proposition d’une identité collective. Toutefois, le ténor Evan Shay se révèle comme la personnalité dominante; puissant souffleur, il est le seul qui s’affirme comme soliste, ses interventions parcourant le registre dynamique complet, du souffle à peine perceptible jusqu’à la catharsis sonore. Les autres musiciens, jouant batterie, guitare et basse électrique, l’épaulent parfaitement dans ses escapades, tant sur disque que durant l’heure de concert donné à l’occasion du lancement récent du disque. Par ailleurs, cette double écoute s’avère instructive, car les musiciens nous livrent en direct une marchandise à peu près identique au disque, même dans les moments les plus débridés. Bien que ce quartette soit constitué de jeunes issus des bancs d’école, la musique n’a rien de scolaire en ce qu’elle phagocyte tout, du free au rock à ­l’électro. Tant mieux pour eux… et pour nous aussi. (Pour se le procurer : www.evanshay.com) MC

Quintettes actuels

Myra Melford’s Snowy Egret : the other side of air

Firehouse 12 FH-04-01-029

Associée à la scène new-yorkaise contemporaine, la pianiste native de Chicago Myra Melford poursuit une carrière d’enseignante en Californie depuis une quinzaine d’années. Son départ ne réduit en rien ses activités artistiques, qu’elles soient sur scène ou dans les studios d’enregistrement. Pour le second album de sa formation Snowy Egret, elle compte une fois de plus sur ses fidèles ­collaborateurs que sont Ron Miles (cornet), le toujours remarquable batteur Tyshawn Sorey, Stomu Takeishi (gtr. b.) et Liberty Ellman (gtr.). Comme pour tous ses disques, la ­pianiste signe toutes les pièces, dix au total, chacune permettant des excursions d’improvisation collective ou individuelle. Dans ­l’ensemble, ce disque est plus contenu que le premier du groupe, paru chez Enja en 2016. Un peu à l’instar du disque de Formanek cité ci-dessus, l’accent est placé ici sur le tout ­plutôt que sur ses parties constitutives. À ce titre, on pourrait décrire cet album comme un alliage savamment dosé de jazz et de musique de chambre improvisée. MC

 

Ernesto Cervini’s Turboprop

Abundance

Anzic Records ANZ-0063

Bien qu’elle soit qualifiée d’assez sage, du moins selon ses détracteurs, la scène torontoise est bien plus diversifiée qu’on ne le croit. Certes, le jazz traditionnel domine, mais cela n’exclut pas des approches débordant ce cadre. Le quintette du batteur Ernesto Cervini se situe davantage dans le premier camp, même s’il fait preuve d’un peu plus de mordant que la norme. L’attrait de l’album réside principalement dans sa dynamique et les accompagnements propulsifs du chef ­stimulent pleinement ses complices à s’investir dans la musique. Un sixième musicien se joint ici à la formation, en l’occurrence le saxo ténor new-yorkais Joel Frahm. Celui-ci ­s’intègre parfaitement avec les deux autres souffleurs (Tara Davidson, saxo, William Carn, trb.), mais sa présence ne se détache pas particulièrement, du moins comme soliste. Six pièces du batteur et deux standards défilent en trois quarts d’heure. Un tantinet court, dira-t-on, mais après tant de galettes dépassant l’heure, on ne saurait trop s’en plaindre. Ne dit-on pas que moins, c’est mieux ? MC

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A propos de l'auteur

* Marc Chénard est rédacteur responsable de la section jazz du magazine depuis 2000. Il est journaliste de carrière spécialisé en jazz et en musiques improvisées depuis 35 ans. Ses écrits ont été publiés en anglais, français et allemand dans sept différents pays. *Marc Chénard has been the jazz editor of this publication since year 2000. He is a dedicated writer in the fields of jazz and improvised music for about 35 years. His writings have appeared in English, French and German in seven different countries.

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