Les artistes de musique classique passent leur vie à maîtriser l’art de la nuance, ce qui ne semble pas être le cas de Louis Cornellier lorsqu’il en parle, en témoigne sa chronique pour Le Devoir sortie samedi dernier.
En effet, comme le constate Monsieur Cornellier, la place de la musique classique est assez réduite dans l’espace médiatique. Du cubicule de pratique le plus confiné à la plus prestigieuse salle de concert, de l’atelier de lutherie au jubé de l’église, nombreux sont ceux qui œuvrent à la transmission d’un art et d’un savoir-faire millénaires et qui, bien souvent, n’ont pas la reconnaissance qu’ils mériteraient dans l’espace public. Face à ce constat, malheureusement, Monsieur Cornellier fait preuve d’une fermeture d’esprit désarmante en opposant une vision romantique de la musique classique aux autres genres, implicitement présentés comme nécessairement inférieurs. La Scena Musicale, en sa qualité de référence en matière de journalisme musical classique, a cru bon de réagir afin d’apporter un éclairage juste et mesuré sur le sujet.
Rappelons tout d’abord à Monsieur Cornellier que cette « grande musique » dont il parle s’est nourrie durant toute son histoire de l’univers musical populaire qui l’entourait, des danses folkloriques aux rythmes du jazz, des gammes extra-européennes aux bruits des machines. Son langage s’est enrichi et diversifié au contact de ce qui lui était étranger. Cette « grande musique » est donc, par essence, le fruit d’un métissage de plusieurs siècles qui se poursuit aujourd’hui fort heureusement. Par ailleurs, et même si cela nous semble une évidence, rappelons que la pop et la chanson francophone sont des scènes immensément créatives au Québec, en grande ébullition, dont la reconnaissance internationale s’affirme de manière grandissante, et nombre d’artistes multiplient d’heureuses collaborations entre classique et pop. À cela s’ajoutent une multitude de projets qui rendent les frontières entre ces disciplines de plus en plus poreuses en proposant de nouvelles avenues esthétiques.
C’est aussi ce qui rend le travail de critique difficile, dans la mesure où celui-ci doit prendre un soin tout particulier à comprendre les chemins pris par les interprètes et créateurs d’aujourd’hui. Et dans cet exercice délicat, il faut savoir laisser son ego à sa place, ce qui n’est pas toujours facile pour certains. Avoir une grande culture générale est une chose, en user à bon escient en est une autre. Le critique musical est un médiateur entre les artistes et le public et doit permettre à ce dernier de comprendre la démarche entreprise par un chef, un ensemble ou un musicien, tout en laissant au lecteur un espace de réflexion personnelle pour aiguiser son propre jugement critique. Sa mission est d’éduquer le goût pour un art, et sa meilleure arme reste, à mon sens, une judicieuse combinaison d’humilité, d’ouverture d’esprit, de sensibilité artistique, de maîtrise de la langue et de connaissances approfondies de son art.
Aussi, les amateurs de musique classique qui recherchent une vitrine renvoyant une image fidèle, instructive et humaine de la scène « classique » ont encore plusieurs choix face à eux : les publications papier et web de La Scena Musicale couvrent depuis 23 ans un large éventail allant de la musique ancienne aux créations d’aujourd’hui (en témoignent notre dernier numéro dédié à la musique contemporaine) en passant par le jazz, avec des publications de musicologues et de spécialistes de ces scènes (Wah Keung Chan, Arthur Kaptainis, Philippe Gervais, Richard Turp, Éric Champagne, Marc Chénard et moi-même, entre autres). Forts d’un tirage à 25 000 copies, nous ne boudons pas les petits ensembles, les jeunes artistes ni les scènes plus marginales, étant bien conscients qu’ils participent autant à l’excellence musicale québécoise que les grands orchestres et les grandes institutions. D’autres médias de presse écrite et critiques font un travail remarquable, tant du côté francophone qu’anglophone, pensons à Arthur Kaptainis de La Gazette, Réjean Beaucage, Jean-Jacques Nattiez, la revue Circuits, Éric Sabourin avec Les ArtsZé, Alain Brunet, le site web Ludwig Van, Christophe Rodriguez du Journal de Montréal, la revue L’opéra ou encore le blog de musique contemporaine Cette ville étrange, pour ne citer qu’eux.
Fort heureusement donc, il n’existe pas qu’un seul « gardien expert de ce monde précieux. » Certes, on ne peut qu’espérer un retour de la musique classique (dans son acception la plus large) dans les grands médias afin d’opérer un rééquilibrage, mais le pouvoir reste dans les mains de chacun. En faisant confiance à des publications qui conjuguent excellence et souci de la nuance, chacun peut contribuer à faire rayonner cette scène et convaincre les grand subventionneurs de ramener les concerts de musique classique à la télé ou les commandes publiques d’œuvres de création.
Cette bulle hermétique dans laquelle le chroniqueur du Devoir cherche à placer la musique classique n’existe pas. Elle n’a jamais existé. Cette tradition de musique savante occidentale est un joyau qu’il faut préserver car il a pleinement sa place dans les préoccupations profondes de nos sociétés actuelles; or, c’est en s’ouvrant et en dialoguant avec ce qui l’entoure, ce qu’il l’a toujours fait, qu’il conserve au fil des années son éclat le plus vif.