Montréal à l’heure du jazz : autour de l’étiquette Ajax

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Montréal est un bastion connu de l’essor du jazz à une époque. Une des premières étiquettes de jazz nord-américaine, établie à Montréal, avait la particularité d’appartenir au ­courant des étiquettes dites « raciales ». Voici une brève histoire de ce phénomène et du contexte qui l’a vu naître.

Durant les premières décennies du 20e siècle, une perception défavorable du jazz ­prévalait, l’associant au vice. Plusieurs membres de la communauté noire de Montréal préféraient instruire leurs enfants au classique afin d’éviter les stéréotypes entretenus par les Blancs. Le saxophoniste et pianiste Harold « Steep » Wade est un exemple de ces jeunes formés au classique qui se tourneront vers le jazz, et plus particulièrement sa branche plus rigoureuse, le bebop. Il deviendra un incontournable de la scène jazz de Montréal dans les années 1930 et 1940.

La Prohibition

Fuyant l’austérité de la prohibition des années 1920, de nombreux musiciens américains mettent le cap sur Montréal, dont la réputation de ville où l’on sait s’amuser promet de laisser vivre la musique. La ville est à cette époque une des rares en Amérique du Nord à ne pas être touchée par les lois restreignant la consommation d’alcool et la Commission des liqueurs du Québec est déjà sur pied en 1921. Les bars et les hôtels n’ont qu’à obtenir un permis pour vendre bière et vin.

Dans ces lieux, les musiciens des bayous s’amènent avec leur musique rythmique décoincée pour faire danser le parterre. Et les musiciens de la communauté noire locale se laissent rapidement influencer.  Le Montréal de cette période a formé quelques-uns des jazzmen les plus célèbres de l’histoire du jazz au Canada. Les pianistes Oliver Jones, Oscar Peterson, Joe Sealy et Reg Wilson, le saxophoniste Richard Parris, le batteur Norman Marshall Villeneuve et plusieurs autres ont acquis leur art dans ce contexte effervescent.

Le jazz prend ses quartiers

Le district Saint-Antoine devient le quartier général du jazz. Toute ­l’attention est centrée sur « le coin » formé par les rues de la Montagne et Saint-Antoine, où se font face le Café Saint-Michel (d’où le trompettiste afro-américain Louis Metcalfe introduisit le bebop au Canada dans les années 1940) et le Rockhead’s Paradise. Rufus Rockhead, immigrant jamaïcain ancien porteur s’étant enrichi en faisant la ­contrebande d’alcool pour l’organisation d’Al Capone, est le premier propriétaire d’une boîte de jazz à Montréal. Le Rockhead’s est alors l’établissement de jazz le plus reconnu en ville et le tremplin vers les bars de la « Haute-Ville », c’est-à-dire les bars fréquentés par un ­public majoritairement blanc, avec une paie plus conséquente.

Cette époque voit clairement se dessiner la polarité entre deux scènes musicales, une blanche et une noire, ce qui n’empêche pas que de plus en plus de Blancs s’approprient le genre.

Ajax Records, l’étiquette blues et jazz

L’étiquette Ajax naît en 1921 en tant que filiale de la ­première usine canadienne indépendante de gravure de disques, la Compo Company (1918-1971), fondée à Lachine par Herbert S. Berliner, fils de l’inventeur du gramophone, Emil Berliner. Les enregistrements se font à Montréal et à New York en étroites relations, mais la distribution se destine uniquement aux États-Unis. Présentée comme « l’étiquette raciale de qualité supérieure » dans les termes de l’époque, Ajax Records est de fait en avance sur son temps en termes de qualité audio. Ajax est la ­première étiquette à enregistrer des artistes jazz montréalais comme Millard Thomas et son très en vue Chicago Novelty Orchestra. Les artistes afro-américains comme Rosa Henderson, Edna Hicks, Viola McCoy, Helen Gross, Monette Moore, Ethel Finnie, Fletcher Henderson & his Sawin’ Six et Mamie Smith y sont également enregistrés.

Pour la petite histoire, c’est grâce au succès de cette dernière chez Okeh Records que la mode des étiquettes raciales fut propulsée, après que le célèbre compositeur afro-américain Perry Bradford eut convaincu le directeur du label de jazz new-yorkais d’enregistrer Smith malgré les ­menaces de boycottage de groupes de pression ségrégationnistes. Le ­succès de l’enregistrement de Crazy Blues/It’s Right Here for You, vendu à 75 000 exemplaires, provoque alors une vague de tentatives de répliques chez les autres disquaires. Mamie Smith, aussi appelée à l’époque la reine du blues (titre que lui volera bientôt Bessie Smith) fera trois enregistrements avec Ajax en 1924, avant de poursuivre sa route aux États-Unis et en Europe avec son groupe, les Jazz Hounds.

Vers la fin

Il y a, semble-t-il, plus de matière historique autour d’Ajax que de récit sur son existence, l’étiquette n’ayant vécu que quatre années, la sortie de son dernier disque datant de 1925. La pauvre distribution au sud et au centre des États-Unis et les artistes moins bien implantés que ceux des autres maisons de disques américaines du temps se posent comme facteurs officiels de ce déclin hâtif. Alors que la Grande Dépression approche pour achever de tarir les occasions d’enregistrer des artistes noirs, l’Amérique se tourne vers la radio et les réseaux engagent des Blancs pour reprendre des ­classiques de la musique afro-américaine. Les clubs de jazz de Montréal poursuivent la fête de leur côté jusqu’aux années 1950, bien que la ségrégation au sein des orchestres s’accentue, ­l’homogénéité des ensembles étant la norme.

Néanmoins, la culture de l’enregistrement demeure bien implantée dans la ville. Comme le relate l’historien du jazz John Gilmore dans Swinging in Paradise, après la Seconde Guerre ­mondiale, Montréal reste la seule ville au Canada où les musiciens peuvent encore enregistrer des disques.

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