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Certains disent que Rihab Chaieb est tout indiquée pour Carmen. D’autres vont plus loin et soutiennent que la mezzo-soprano tuniso-canadienne est Carmen. Bien que le personnage principal de l’opéra de Bizet ait ses défauts, Chaieb n’est pas gênée par la comparaison.
« Je pense que Carmen est consciente, dit Mme Chaieb. Quoi qu’elle ressente, elle le fait. Elle ne cache rien. Alors merci, c’est un grand compliment ! »
On peut difficilement imaginer une chanteuse mieux adaptée au personnage féminin le plus célèbre et le plus séduisant de l’opéra. Ses capacités artistiques et sa beauté naturelle s’allient à une voix de mezzo sensuelle et à la verve d’une personnalité dynamique.
Son parcours vers une carrière d’opéra a été peu habituel. Venant d’une famille d’immigrés tunisiens travaillant avec ardeur et ayant des valeurs traditionnelles, Chaieb n’a pas été encouragée à devenir chanteuse. « Dans ma famille, on doit être avocat ou médecin », dit-elle, avec une pointe d’ironie.
La mezzo a toujours été attirée par la musique et a su très tôt, instinctivement, qu’elle voulait chanter. À l’adolescence, elle a commencé à écouter du heavy métal et a formé un groupe avec des amis. Ses acolytes n’ont pas été impressionnés par sa voix non formée.
Prête à relever le défi, elle a commencé à suivre des cours de chant et a fait des progrès. Son professeur a vu son potentiel et a semé la graine de la musique classique en lui faisant écouter des enregistrements de Cecilia Bartoli. Très vite, Chaieb est conquise et décide de s’inscrire au cégep Saint-Laurent en chant classique.
L’énergique mezzo a ensuite gravi les marches de la gloire lyrique. Elle a reçu plusieurs distinctions, dont la première place au Concours international de chant Gerda Lissner en 2016, la victoire au Concours George London en 2018, un prix aux auditions du Conseil national du Metropolitan Opera et, plus récemment, le troisième prix au concours international de chant Operalia.
Parmi les moments forts de sa carrière opératique, citons ses débuts réussis au Metropolitan Opera lors de la saison 2016-17 dans le rôle de Zulma dans L’italiana in Algeri de Rossini et dans le rôle de la mezzo crétoise dans Idomeneo de Mozart. Viennent ensuite les rôles du marchand de sable dans Hansel et Gretel de Humperdinck, de Lola dans Cavalleria Rusticana de Mascagni et de Laura dans Luisa Miller de Verdi. En novembre dernier, elle a fait ses débuts dans le rôle de Carmen à l’Opéra de Cologne.
Operalia et concours musicaux
« Je ne suis pas douée pour les concours, insiste Chaieb. Combien en ai-je perdu ? Mais on semble seulement se souvenir de mes victoires. » Sa déclaration sonne juste.
Cependant, me rappelant ma première rencontre avec elle dans un café de Montréal quelques mois plus tôt, avant son énorme succès à Operalia, les nouvelles n’étaient pas des plus glorieuses. Chaieb venait de se faire exclure prématurément du Concours musical international de Montréal 2018, sans accéder à la finale.
Elle avait bien chanté, elle avait même réussi à remporter le prix du meilleur artiste canadien, mais cela semblait être un prix de consolation. Certains de ses fans et même certains critiques musicaux pensaient qu’elle méritait de passer à l’étape suivante. Comme le dit le proverbe : nul n’est prophète en son pays.
La route de Chaieb vers le succès à Operalia fut également pavée d’obstacles. « Juste avant Operalia, j’ai fait une crise de nerfs et j’ai presque arrêté de chanter », révèle-t-elle. La chanteuse a dû faire face à l’angoisse de la prestation sur scène et a cherché des solutions. Finalement, elle a essayé la méditation. Après quelques séances, elle a pris conscience d’un obstacle majeur. Une erreur dans son interprétation vocale la mettait totalement hors piste, la suivant comme une malédiction jusqu’à la fin de la représentation et même après.
« Auparavant, j’abandonnais pour une seule erreur, dit-elle, mais j’ai appris qu’il fallait laisser l’erreur se produire et savoir rebondir. J’ai aussi compris en méditant et en travaillant avec un entraîneur sportif de haut niveau que les spectateurs ne veulent pas que je sois nulle. Ils assistent au spectacle avec le désir de se divertir. Il ne s’agit pas pour moi de recevoir leur jugement. Il s’agit de donner. Donner de l’amour et de la joie et leur faire vivre une expérience. »
Comme beaucoup de champions en quête de grandeur, Chaieb avait surmonté un obstacle sur la route pour ensuite en rencontrer un autre. Elle ne s’était pas qualifiée pour Operalia. Elle était plutôt sur une liste d’attente. Elle a attendu patiemment et un jour, elle a reçu un avis… la chance lui souriait ! Un participant s’était retiré du concours et voilà, elle était acceptée ! Mais comment passe-t-on du statut d’inconnue à la troisième place d’un concours important ?
« La réponse est très claire, dit-elle avec confiance. J’ai effectué des changements vocaux importants. J’ai trouvé un professeur qui m’a aidée à surmonter certaines difficultés techniques, notamment en ce qui concerne les notes aiguës et l’homogénéité des registres vocaux. J’ai aussi décidé de ne plus avoir peur et d’avoir le courage de chanter le répertoire que je voulais sans m’excuser. Je pense que ma voix s’épanouit dans les grands rôles de mezzo lyrique d’opéra et c’est ce que j’ai décidé de mettre en valeur pour le concours. »
Elle a suivi son instinct, persuadée que dans un concours comme Operalia, le jury veut entendre les chanteurs interpréter des arias casse-cou et aussi avoir une idée du potentiel du chanteur. Elle a joué cartes sur table et a laissé le destin faire son travail.
La décision a manifestement porté ses fruits. Elle a remporté le troisième prix d’un podium tout en mezzo, dont sa compatriote Emily d’Angelo qui a remporté le premier prix et l’Américaine Samantha Hankei le deuxième. Chaieb a également reçu les éloges du fondateur du concours, Plácido Domingo, qui a constaté une énorme amélioration depuis leur dernière prestation ensemble dans Luisa Miller au Metropolitan Opera. Il a noté une évolution vocale et un instrument plus mature, plus sûr et mieux aligné.
« Pendant si longtemps, je pense que je me suis limitée en essayant trop de rentrer dans une boîte, confie-t-elle. Je n’ai jamais réussi à rentrer dans une boîte, que ce soit dans ma vie personnelle ou dans ma vie vocale. »
Ce n’est que lorsque Chaieb a décidé de laisser s’effondrer les murs de la retenue qu’elle a découvert qu’elle était capable de chanter beaucoup plus de répertoire qu’elle ne l’avait cru possible. « Aujourd’hui, je peux chanter Zerlina et Carmen dans la même saison, dit-elle. Oui monsieur, je peux le faire ! Mais il faut faire preuve d’intelligence. On ne chante pas sa première Dalila au Met. Il faut d’abord la chanter dans de plus petites salles. Une fois qu’on se l’approprie, on peut passer aux salles plus grandes. »
COVID-19 et opéra
Ce n’est guère un secret que l’équilibre de l’environnement artistique a été historiquement fragile. Si nous regardons nos voisins du sud, USA Today rapporte une perte de revenus estimée à 150 milliards $ dans l’industrie culturelle entre avril et juillet 2020. L’opéra fait déjà partie d’un écosystème délicat en danger d’extinction. Il faut maintenant se demander s’il survivra.
Trois des principales maisons d’opéra du monde – le Metropolitan Opera, la Canadian Opera Company et le Royal Opera House – ont annulé le reste de leur saison. Selon le ténor et fondateur du populaire blogue The Middleclass Artist, Zach Finkelstein, on peut estimer de manière conservatrice des pertes de plus de 200 millions $ en revenus de billetterie dans les seules maisons d’opéra américaines.
Il existe un côté en quelque sorte positif et tout n’est pas perdu. Au Québec, le gouvernement a fait des efforts pour maintenir la culture en vie. La ministre de la Culture, Nathalie Roy, a annoncé en octobre un montant supplémentaire de 50 millions $ pour aider les théâtres à se remettre des pertes de revenus de billetterie. L’Opéra de Montréal a également reçu 700 000 $ pour élaborer une stratégie de diffusion en continu de ses prochaines productions.
Pour Chaieb et beaucoup d’autres musiciens, la pandémie a été une montagne russe émotionnelle. Elle venait de faire ses débuts à Cologne en tant que Carmen quelques mois plus tôt lorsque la nouvelle de la pandémie est tombée. Quel réveil brutal ! Après avoir chanté l’un de ses rôles de rêve, elle ne savait plus si elle pourrait joindre les deux bouts. Comme beaucoup d’autres artistes et musiciens, elle a du se confiner, laissant sa carrière internationale sur pause.
L’été dernier a apporté l’espoir d’une amélioration du monde du spectacle. Le gouvernement a assoupli certaines mesures et a autorisé les concerts en plein air. Certaines représentations en salle ont même été permises, suivant des règles sanitaires strictes et à la condition d’avoir un maximum de 250 spectateurs. Les théâtres et les salles de spectacle ont adopté les nouvelles mesures et ont fait de leur mieux pour que leurs spectacles soient moins propices à la propagation de la COVID-19.
Nous pouvions collectivement voir la lumière au bout du tunnel, l’été sonnait avec ferveur et les cas d’infection diminuaient. Malheureusement, la lumière imaginaire fut de courte durée et pourrait être comparée au phare d’un train déraillé rempli de mauvaises nouvelles. Un deuxième confinement a été annoncé. C’était le retour à la case départ.
« En tant qu’artistes, nous avons appris à être flexibles et capables de nous adapter, explique Chaieb. Donnez nous n’importe quoi et nous le mettrons en œuvre. Nous sommes concentrés, nous sommes enthousiastes et nous aimons ce que nous faisons, mais donnez-nous quelque chose, s’il vous plaît. »
« Tous les concerts auxquels j’ai participé après le premier confinement étaient très bien organisés. Au Festival de Lanaudière, par exemple, la distanciation physique était bien respectée. Les organisateurs avaient mis en place des protocoles stricts établissant comment entrer et sortir. Tout le monde portait un masque. Le public a montré qu’il était prêt à assister à des spectacles, à suivre les procédures et à respecter les règles de distanciation. Pourquoi sommes-nous punis pour quelques dissidents qui ne veulent pas porter de masque ? Ce sont eux qui devraient être punis, pas nous ! »
Dans son cri du cœur, Chaieb déplore également l’absence d’un programme d’assurance sociale adapté aux artistes. Elle évoque comme modèles les programmes français de sécurité sociale des artistes, Agessa et Maison des artistes. Même si le gouvernement canadien a improvisé un programme pour les travailleurs indépendants, affirme-t-elle, ces mesures placent tout le monde, y compris les artistes, dans le même panier, laissant certains citoyens sans accès à l’aide appropriée.
« J’espère vraiment que cette expérience leur permettra de comprendre à quel point ils n’étaient pas préparés et voir comment améliorer la situation, déclare Chaieb. Pendant la pandémie, on a beaucoup parlé de santé mentale et beaucoup de gens se sont sentis seuls et isolés. Imaginez maintenant si nous ne disposions pas de musique, de films, de Netflix ou de concerts en ligne. Nous serions malheureux ! En tant qu’artiste, j’ai parfois l’impression qu’on nous tient pour acquis. »
Si le confinement a été négatif et difficile, il a également permis à certains artistes de découvrir des forces inexplorées. Chaieb s’appuie sur une routine matinale qui combine des exercices de respiration rapide et profonde avec des douches froides et de la méditation. Elle a entendu parler de certaines de ces techniques en écoutant Wim Hof, un athlète extrême connu pour son utilisation du froid et sa technique de respiration. Hof détient le record du monde Guinness de natation sous glace, de contact prolongé de tout le corps avec la glace et le record du semi-marathon pieds nus sur glace et neige.
Chaieb estime que ces habitudes peu orthodoxes l’ont aidée à se reconnecter avec son corps et à renforcer son système immunitaire. « Notre corps est censé être fort et se régénérer, dit-elle. Cette bouffée d’air et cette immobilité, c’est comme rencontrer Dieu chaque matin. Saviez-vous que vous pouvez réellement réduire votre rythme cardiaque grâce à la respiration ? »
Un changement de son état d’esprit, selon elle, était nécessaire. Comme ses projets la motivent, elle a délibérément agi comme si tous les spectacles à venir allaient avoir lieu. « J’ai abandonné les idées de “et si”. Et si ce projet ne se réalisait pas, et si ce concert était annulé ? J’ai, par exemple, un récital à venir en novembre avec la Société d’art vocal qui a déjà été reporté deux fois. J’ai décidé de ne pas abandonner, donc si un spectacle est reporté, je le considère comme une occasion de peaufiner mon interprétation. »
Mettre en scène sa propre Carmen
Chaieb ne manque pas d’idées sur la façon de mettre en scène Carmen. « Nous devrions retirer la caricature de Carmen et ajouter plus de vérisme. » Carmen est un personnage bien plus complexe que la fiction sexualisée à outrance souvent présentée. Chaieb soutient plutôt que le personnage doit affronter des contradictions internes. Son histoire est plus engageante si la production reconnaît cette dualité. « Elle est aux commandes, elle prend l’espace et va chercher ce qu’elle veut, c’est vrai, dit-elle. Cependant, nous ne pouvons pas oublier qu’elle peut aussi être une rêveuse et profiter de moments de tendresse avec Don José. Il faut du contraste. Les femmes comme Carmen n’ont pas besoin de vous montrer qu’elles sont sexy. Elles le sont, tout simplement. »
Elle essaierait également une approche différente du rôle de Micaëla, généralement présentée comme une fille innocente. « Si je réalisais ma propre Carmen – ne me volez pas mon idée, hein ! –, je voudrais que Micaëla ait une confrontation claire avec Carmen dans le troisième acte. Cette partie devrait porter sur la reconquête de son homme. Micaëla a des couilles, elle va le chercher ! Cette fille a marché seule dans les montagnes des Pyrénées sans être violée ni dévalisée. Elle chante dans son aria : “Je suis avec des voleurs et des tueurs, mais rien ne me fait peur parce que Dieu est à mes côtés”. »
Le mezzo rit de tout son cœur après sa tirade.
Traduction par Mélissa Brien
Parmi les prochains concerts de Chaieb figure Le Messie de Haendel avec l’Orchestre classique de Montréal le 8 décembre. La date de son prochain Carmen reste à déterminer. www.rihabchaieb.com
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