La 9e édition du Festival d’opéra de Québec qui aura lieu cet été sera marquée par une production très attendue du Vaisseau fantôme de Richard Wagner. Sous la direction musicale de Jacques Lacombe, le baryton Gregory Dahl et les autres membres de la distribution donneront vie au mythe du Hollandais volant dans une mise en scène de François Girard. C’est la toute première fois que le réalisateur et metteur en scène québécois présente une production d’opéra au Québec. Rencontre avec un créateur qui partage son temps entre la musique et le cinéma.
Mettre en scène Wagner : un leitmotiv
François Girard n’en est pas à ses premières incursions dans l’univers musical et dramatique de Wagner. Déjà en 2004, il avait mis en scène le troisième volet de la Tétralogie, Siegfried, à la Canadian Opera Company (Toronto). En 2012, à l’Opéra de Lyon, puis en 2013, au Metropolitan Opera de New York, M. Girard et son équipe de concepteurs ont signé une nouvelle production de Parsifal, dernier opéra de Wagner. En 2018, le Met reprend cette production, perpétuant ainsi le travail du metteur en scène.
Depuis plusieurs semaines, François Girard s’active autour d’un troisième opéra de Wagner. En préparant Le Vaisseau fantôme, il fait un retour aux sources du style wagnérien, celui-là même qui fera naître le Ring, Tristan et Isolde et Parsifal. « Dans Le Vaisseau fantôme, tout est déjà là en réalité, mais à l’état embryonnaire. Wagner est encore à l’étape des intuitions : intuitions musicales, dramatiques, spirituelles dont il n’est peut-être qu’à demi-conscient lui-même. Quarante ou cinquante ans plus tard, les idées du compositeur auront trouvé leur maturité. Dans Parsifal, ses systèmes de composition auront même été transcendés. »
Le Vaisseau fantôme, selon Girard
Comment alors passer de la mise en scène de Parsifal à celle du Vaisseau fantôme ? Quel fil conducteur, sinon quelles caractéristiques propres à chacune ? « Essentiellement, l’histoire du Vaisseau fantôme, c’est l’histoire d’une fille obsédée par une peinture, un portrait, au point de se faire avaler jusque dans l’au-delà. » Pour illustrer son propos, François Girard a choisi d’ouvrir l’opéra par un gigantesque portrait du Hollandais. Ce dernier servira, pour le public, de porte d’entrée dans l’univers mystique du Vaisseau fantôme. M. Girard poursuit sur sa vision de l’œuvre : « Comme dans Parsifal, le thème de la rédemption est bien présent. Il est aussi question de quête spirituelle; j’ai moi-même cherché à recréer une certaine spiritualité dans ce Flying Dutchman. Et je me questionne. Qui est ce Hollandais ? Vient-il du passé ou vient-il du futur ? Certaines paroles du livret nous amènent à le penser. Il est à cheval entre deux mondes. Est-ce un voyageur des mers ou un voyageur du cosmos ? Pour la représentation du Hollandais volant et de son bateau, j’ai choisi, avec mon équipe, une dimension très cosmique. Dans ce contexte, l’échange du trésor ne se fait pas en monnaie d’or. Nous avons voulu qu’il y ait une valeur supérieure à ce trésor, cosmique ou spirituelle, pour élever le propos au maximum. »
Ce nouveau Vaisseau fantôme est, avant tout, un projet du Metropolitan Opera. Toutefois, comme nous l’explique M. Girard, la prestigieuse maison d’opéra n’est pas en mesure d’accueillir toute une équipe de concepteurs sur scène. Il faut dire qu’au Met, les opéras s’enchaînent à un rythme effréné. « Nous avons l’avantage de pouvoir créer ailleurs, comme lorsque nous avons créé Parsifal à Lyon. Une première version sera présentée à Québec. Elle sera ensuite intégrée au répertoire du Met. Il est même prévu que notre production soit à l’affiche de l’Opéra d’Amsterdam… le Hollandais rentrera à la maison ! »
Pour le moment, donc, François Girard voyage entre New York et Québec. Il est toujours accompagné de son équipe, bien sûr, et notamment du dramaturge Serge Lamothe, avec qui il collabore étroitement. Ils étaient à New York, au début du mois de mai, pour monter leur décor sur la scène du Met et assurer que tout fonctionne selon leurs prévisions. « L’Opéra de Québec et son directeur artistique Grégoire Legendre nous offrent une occasion incroyable, reconnaît M. Girard. On y a conçu des formules de scène qui, pour fonctionner, ont eu besoin de temps de scène, justement. On a pris le temps d’élaborer et de mettre au point l’ensemble, alors qu’au Met, habituellement, on a seulement une ou deux répétitions avant le concert. »
L’opéra, le cinéma et la musique comme fil conducteur
Pour François Girard, travailler sur la mise en scène d’un opéra n’est que la continuation d’une activité artistique plus globale centrée sur la création. Il a été notamment le réalisateur de Thirty Two Short Films about Glenn Gould (1993), du Violon rouge (1998) et, plus récemment, de Hochelaga, terre des âmes (2017). « C’est essentiellement la même chose, dit-il. Aujourd’hui [l’entrevue a eu lieu le 13 mai, NDLR], j’ai passé la journée à travailler avec la chorégraphe Carolyn Choa et mon assistante Élaine Normandeau. J’étais avec des concepteurs, la semaine dernière. Le travail de mise en scène, le travail de conception, le travail sur le texte… tout cela se retrouve au cinéma. Évidemment ici, la musique prend une part plus importante. Mais pour l’essentiel de mon travail, c’est très similaire : amener un sujet, travailler avec une équipe de créateurs pour créer une expérience. »
Mises en scène d’opéra, réalisations au cinéma… avec François Girard, ces deux mondes s’entrecroisent. Alors qu’il s’apprête à parachever la mise en scène du Vaisseau fantôme, le cinéaste travaille déjà sur son prochain long métrage. La musique est même au cœur de bon nombre de ses films, signe que le dialogue entre les arts se poursuit. « Pendant un temps, j’ai résisté à ce choix-là. Après les Trente-deux films brefs sur Glenn Gould, on m’offrait des films de musique et je refusais. Et puis, il y a eu l’opportunité de faire le Violon rouge. Je me suis dit “Tant pis, allons-y” et j’ai écrit ce film. Il y a un moment où la passion l’emporte. La musique, c’est un langage que je comprends bien. C’est un médium tellement puissant, le plus universel qui soit. Une langue qui n’a pas de frontières. Même dans ma façon de penser un film, je le pense plus comme un musicien que comme un écrivain ».
Le Violon rouge
Parlons justement de sa filmographie, et notamment du célèbre Violon Rouge, récompensé de plusieurs prix dont l’Oscar de la meilleure musique de film, huit prix Génie et neuf prix Jutras (1999), dont meilleur film québécois de l’année et meilleure réalisation. Quels souvenirs François Girard garde-t-il de ce film, vingt ans après sa sortie ? « Je continue à travailler avec des collaborateurs qui ont aussi fait partie de cette aventure. Avoir tourné la révolution culturelle en Chine nous a tous touchés profondément. Les journées de tournage ont été extrêmement intenses et ça reste sans doute parmi mes expériences les plus marquantes en carrière. »
Difficile pour lui – et pour n’importe quel réalisateur – de prédire le succès d’un film. Et même si le succès n’est pas au rendez-vous, un film restera gravé sur pellicule. « Il y a quelque chose d’éphémère dans l’opéra : une production voit le jour, elle est parfois reprise, mais après elle disparaît. Ça reste un choc pour moi. Ce choc de l’éphémérité du théâtre vivant est d’autant plus grand pour un cinéaste. Une fois qu’on a fait un film, il existe pour toujours. » Le Violon rouge est un cas à part : plus de mille concerts avec la musique composée par John Corigliano, bientôt une troisième réédition du film. François Girard ne l’aurait certainement pas prédit. « C’est un film qui ne veut pas mourir. À tout bout de champ, il trouve une nouvelle vie. »
Un regard sur l’histoire
Pour François Girard, le cinéma est une machine à voyager dans le temps. Cette idée a été non seulement transposée dans Le Violon rouge, mais aussi dans Hochelaga. « Aussitôt que les sujets dépassent la durée d’une vie humaine, on parle de la manière dont les êtres communiquent entre eux sans même avoir vécu en même temps. Quels sont les liens qui nous attachent à nos ancêtres ? Que reste-t-il de nos ancêtres, des grands musiciens morts il y a 500 ans ? Que reste-t-il d’eux à travers moi, à travers nous ? Ce sont des questions qui m’intéressent. »
François Girard porte un regard conscient sur l’histoire, sur les hommes et les femmes qui nous ont précédés. Ce même regard l’amène à réfléchir sur les liens historiques entre l’opéra et le cinéma. « Au XIXe siècle, le grand divertissement populaire, à grand déploiement, le grand spectacle, avec les effets spéciaux, c’était l’opéra. Avec Chaplin, entre autres, et plus tard avec les films parlants, la fonction de divertissement a été récupérée par le cinéma. On peut dire alors que le cinéma est né de l’opéra. Tout ce qui est support dramatique dans la musique au cinéma est hérité de l’opéra. De la même manière, les compositeurs de musiques de film aujourd’hui sont issus d’une lignée directe d’anciens compositeurs d’opéra. »
De retour à la mise en scène
Aujourd’hui, les exemples d’interpénétration entre opéra et cinéma sont nombreux : musique d’opéra au cinéma, films basés sur des opéras, livrets basés sur des scénarios de film, diffusion de vidéos sur scène. « Au départ, quand j’ai commencé à travailler à la scène, la dernière chose dont je voulais entendre parler, c’était d’un projecteur, d’une caméra. Je voulais faire tout ce que l’on ne pouvait pas faire au cinéma. J’ai pu voir que la vidéo était beaucoup utilisée par des gens du théâtre; par contre, les gens du cinéma qui viennent au théâtre auraient plutôt tendance à s’en débarrasser. Au final, j’ai choisi d’intégrer la vidéo dans mes productions. » Mais l’important est ailleurs, selon François Girard. C’est avant tout le respect de l’œuvre et l’intégrité du texte qui doivent primer. Respecter le sens, en particulier dans les opéras de Wagner. « Je suis là pour servir un propos, une musique, pas tellement pour faire passer mes vues ou mes préoccupations personnelles. Je pense effectivement qu’il faut se soumettre à l’œuvre une fois que l’on a librement choisi d’accepter un tel projet. À vrai dire, je réagis assez mal à ce que j’appelle des kidnappings, des transgressions de sens, où l’on va prendre un opéra, par exemple, pour servir la vision d’un metteur en scène. Bien sûr, on ne peut plus reprendre des mises en scène comme on les faisait il y a 150 ans. Il faut se poser la question : que veut dire cette histoire aujourd’hui, comment lui trouver une résonnance contemporaine ? Faire résonner la musique et faire résonner le sens, c’est ça, le vrai travail de mise en scène. »
Le Festival d’opéra de Québec qui aura lieu du 24 juillet au 4 août présentera Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner, mis en scène par François Girard. www.festivaloperaquebec.com