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Leonard Bernstein quitte le podium et s’éloigne de l’orchestre en pleine interprétation de la Première Symphonie de Brahms. S’il manque aux musiciens un chef d’orchestre, rien ne leur échappe pour autant.
« Vous voyez ? Ils n’ont pas besoin de moi », plaisante-t-il en haussant les épaules devant la caméra. Vêtu d’un costume sombre et les cheveux gominés, Bernstein entame un épisode d’Omnibus, l’émission télévisée animée par Alistair Cooke dans les années 1950. « Pourquoi un chef d’orchestre est-il nécessaire ? Que fait-il ? »
La première expérience de Bernstein à la direction d’un orchestre lui démontre la nécessité d’avoir un bon chef. En 1940, au Tanglewood Music Centre, le musicien prodigue de 22 ans s’inscrit au programme éducatif d’été pour apprendre la direction d’orchestre auprès de Serge Koussevitzky, alors directeur musical de l’Orchestre symphonique de Boston. Sa première mission : diriger l’intégralité de la Deuxième Symphonie de Randall Thompson.
« C’était énorme pour un premier concert. J’ai dû travailler dur, avoue Bernstein lors d’une entrevue accordée en 1980 au Kennedy Centre. Je me souviens de m’être caché dans des buissons pour étudier la partition sans être dérangé et apprendre ce morceau du mieux que je pouvais. »
Lors des répétitions, il a du mal à enseigner à l’orchestre le scherzo à 7/4. Éventuellement, Koussevitzky intervient.
« Je me rappelle que Koussevitzky s’est levé et a dit : “Non, ce qu’il essaie de vous dire, c’est… c’est trois plus quatre” – esquivant ainsi l’idée de la syncope, raconte Bernstein. Je n’ai rien dit. J’ai eu ensuite beaucoup de mal à leur enseigner. »
Dans l’épisode Omnibus mentionné précédemment, Bernstein explique que le chef idéal a besoin d’une « grande dose d’autorité », ce que l’intervention de Koussevitzky semble lui avoir enseigné. Le chef doit également faire preuve d’une grande « perspicacité psychologique » dans ses relations avec l’orchestre et aussi comprendre les nuances intimes de la musique et être capable de les communiquer.
Trois ans ont suffi à Bernstein pour devenir le « chef d’orchestre le plus célèbre d’Amérique », selon Neal Hampton, ancien chef d’orchestre du Brandeis-Wellesley Orchestra, dans un article paru en 2018 dans le magazine State of the Arts. Lorsque le chef de l’Orchestre philharmonique de New York tombe malade la veille d’un concert, Bernstein, alors chef adjoint, est appelé à la dernière minute.
« Le concert a valu à Bernstein une première page le lendemain dans le New York Times, écrit Hampton. Dès lors, il fut connu (et souvent critiqué) pour ses interprétations personnelles, dont les tempos ralentissaient à mesure qu’il vieillissait. On aurait dit qu’il essayait d’extraire chaque parcelle d’expressivité de la musique. »
Ce degré d’expression était voulu. Le chef d’orchestre « éclectique » tentait de lancer un « programme de rattrapage » dans l’espoir d’améliorer la position de l’Amérique sur la scène internationale des orchestres, écrit Joseph Horowitz dans le Washington Examiner.
« Deux objectifs essentiels étaient visés. Le premier était d’identifier et de promouvoir un répertoire américain, de sorte que les orchestres américains finissent par mettre l’accent sur les œuvres américaines. Le second consistait à mettre l’accent sur la musique nouvelle : le public devait découvrir et apprécier un répertoire contemporain, américain ou non. »
Ce répertoire contemporain inclut Gustav Mahler, dont les neuf symphonies ont été interdites par les nazis alors qu’elles étaient déjà tombées dans l’oubli depuis la mort du compositeur juif en 1911. La popularité croissante de Bernstein dans les années 1960 l’incite à promouvoir une renaissance de Mahler. Il estime avoir une bonne compréhension des troubles intérieurs du compositeur grâce aux traumatismes qu’il a lui-même vécus, aux tensions entre ses influences musicales occidentales et orientales et à son besoin d’être à la fois compositeur et chef d’orchestre.
Dans un épisode de sa série Young People’s Concert, où il dirige Mahler pour une des premières fois, Bernstein explique : « J’admets que c’est problématique d’être à la fois chef d’orchestre et compositeur; le temps semble manquer. C’est comme être deux hommes différents enfermés dans le même corps. »
Bien que Bernstein n’ait pas réussi à canoniser les œuvres américaines à la fin de sa collaboration avec l’Orchestre philharmonique de New York, ses interprétations des symphonies de Mahler restent légendaires. Dans une critique parue dans Tracking Angle de l’intégrale du cycle Mahler de Deustche Grammophon dirigé par Bernstein, Michael Johnson décrit ses interprétations comme « expressives, mais sans complaisance ».
« Quiconque a joué une symphonie de Mahler vous confirmera que le compositeur est incroyablement précis, que les indications en allemand sont nombreuses sur chaque ligne et que les dynamiques sont destinées à tisser des liens entre les instruments. Bernstein suit expressément ces directives et c’est pourquoi ces interprétations sont à la fois intimes et directes. »
Dans une critique d’un enregistrement de 1962 de la Troisième Symphonie de Mahler, David Hurwitz de Classics Today écrit : « Bernstein saisit la vulgarité émeutière de la musique de marche du premier mouvement comme aucun autre chef d’orchestre – pas même sa propre version numérique n’atteint le niveau de pur abandon qu’il provoque ici. »
Cette critique attribue le succès de l’interprétation à Bernstein, le chef, et non aux musiciens.
« Contrairement à l’instrumentiste ou au chanteur, le chef joue sur tout un orchestre, nous explique Bernstein dans l’épisode d’Omnibus. Il invite la caméra à faire un panoramique vers les musiciens, et la musique s’emballe tandis qu’il revient en sautillant devant son podium. Ce n’est pas n’importe quel chef d’orchestre, c’est le chef. « Son instrument est une centaine d’instruments humains différents, chacun étant un musicien à part entière doté d’une volonté propre. Son travail consiste à les faire jouer comme un seul instrument doté d’une volonté unique. »
Sans lui, les musiciens tiennent le rythme. Sauf qu’ils manquent la volonté unique et unifiée de Bernstein.
Traduction par Mélissa Brien
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