Sandeep Bhagwati : Accueillir l’incertitude SMCQ hommage

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Le lauréat de la prestigieuse Série Hommage de la SMCQ cette année est le professeur Sandeep Bhagwati. Tous les deux ans, l’organisation québécoise de renom choisit de rendre hommage à un compositeur ou une compositrice en mettant leurs œuvres au premier plan lors de plus de 200 concerts et événements à travers le pays.

Comptant un vaste catalogue de compositions et de réalisations tant artistiques qu’intellectuelles, l’œuvre de Bhagwati témoigne d’un intellect immense qui s’étale à travers une carrière impressionnante et prospère.

Né à Mumbai, formé en Autriche, en Allemagne et en France, M. Bhagwati écrit des opéras, des compositions orchestrales et de musique de chambre, créé des installations multimédias et travaille sur des comprovisations, des compositions avec improvisations intégrées. Mais qui est exactement Sandeep Bhagwati ?

Sandeep Bhagwati

« Je suis d’abord et avant tout un artiste, m’explique-t-il. Compositeur de formation et de profession, je ne me considère pas principalement comme tel. J’aborde la composition du point de vue de quelqu’un qui veut créer une œuvre d’art et se livrer à la création artistique. La musique est pour moi un excellent moyen de le faire, mais j’écris aussi de la poésie, je travaille avec des artistes visuels, j’ai beaucoup dirigé au théâtre et à l’orchestre. »

Notre conversation a eu lieu dans son bureau à l’Université Concordia au centre-ville de Montréal. En cours de route, nous discutions de nos origines. Il est devenu évident que nous partagions un profond sentiment d’appartenance à plus d’un lieu, à plus d’une entité culturelle, et que nous étions tous les deux ancrés par une passion profonde pour la musique et l’art.

« Dernièrement, a-t-il noté, ma pratique [comprend]la métacomposition ou ce que j’appelle mise en musique », une technique compositionnelle qui implique la collaboration avec d’autres compositeurs, également habiles improvisateurs.

À partir d’une idée artistique initiale de Bhagwati, ils explorent ensemble différentes manières de la développer. « Après une [période de] création collaborative, nous arrivons à quelque chose que je peux noter d’une manière que seuls ces musiciens comprennent, car c’est rempli de remarques privées telles que “fais ce que tu as fait quand on a parlé de ça”. L’interprète se souviendra de ce que c’était, mais personne d’autre ne le saura. »

Stefan Östersjö (Photo par Alain Lefort)

Sur scène, les artistes utilisent la partition comme une carte routière qui les guide dans leur improvisation. Chaque musicien connaît son rôle : quand il mène et quand il accompagne.

« J’écris des partitions traditionnelles et des partitions qu’on pourrait à peine encore qualifier de telles parce qu’elles sont très fluides et ouvertes au changement. » Cela inclut des partitions numériques qui s’adaptent et changent au fur et à mesure que l’interprète joue. « Toutes ces différentes manières de créer des événements musicaux ou des expériences musicales dépassent le cadre de la composition traditionnelle. C’est très difficile de décrire ce que je suis, car il n’y a pas de mot pour cela. »

En tant que compositeur, comment réagit-il face à l’abandon du contrôle sur le résultat final de sa création ? Sa réponse s’articule autour de la notion de la comprovisation.

« La comprovisation, c’est précisément cette notion qu’il n’y a pas de contrôle total, dit M. Bhagwati. Ayant l’expérience d’un compositeur traditionnel, on se sent très impuissant quand on est dans la salle de répétition et que les musiciens commencent à répéter, surtout lorsqu’il s’agit d’un orchestre, et qu’on ne peut plus imposer sa volonté sur l’œuvre. Vous avez tout écrit, mais les détails de l’interprétation échappent à votre contrôle. » Bhagwati explique que parfois il ne note que les concepts comprimés de l’œuvre. Il les appelle des « semences ». « Le contrôle se fait plutôt sur le plan artistique et dans la germination des semences et l’évolution collaborative de la sonorité. Alors j’écris “ceci devrait être joué dans cet état d’esprit”, “ce passage devrait être joué avec ces hauteurs de notes, ou refléter ce genre de situation structurelle ou sociale”. »

Amitiés Etrangètes (Photo par Alain Lefort)

Bhagwati explique qu’il demande parfois à ses interprètes de s’écouter mutuellement et de réagir tantôt au rythme, tantôt aux mélodies, tantôt au timbre. « Le défi pour les musiciens est parfois bien plus grand que dans une partition traditionnelle, révèle Bhagwati, car dans une telle partition, vous la répétez et ensuite vous avez terminé. Ici, vous avez un grand nombre de tâches qui sont attendues de vous et qui dépendent en fonction du contexte ou du moment. » Pour y parvenir, « les musiciens doivent être suffisamment sûrs de leurs propres capacités pour être ouverts au jeu de quelqu’un d’autre pendant qu’ils jouent eux-mêmes ».

Malgré l’ouverture et l’imprévisibilité de ses partitions, il y a quelque chose de reconnaissable dans la signature de Bhagwati. Il se souvient d’avoir entendu à maintes reprises ses comprovisations interprétées par divers ensembles et avoir reconnu ce qu’il appelle « une ressemblance familiale » à travers ses œuvres. « Cela montre que mes directives sont suffisamment suggestives ou qu’elles nourrissent l’imagination des musiciens à tel point qu’ils peuvent s’imprégner du monde que j’ai créé et produire quelque chose de cohérent », explique le compositeur.

La notion de cohésion est évoquée tout au long de l’histoire de la musique classique, notamment dans Les neurones enchantés, livre dans lequel Pierre Boulez, Jean-Pierre Changeux et Philippe Manoury, trois éminents intellectuels français, abordent le sujet. C’est la lecture de ce passage qui m’a poussé à en parler avec M. Bhagwati. Compte tenu de la diversité et de l’imprévisibilité que contient sa musique, comment concilie-t-il la tension esthétique entre cohésion et diversité ?

De gauche a droite: Sandeep Bhagwati (directeur musical et chef), Gabriel Dharmoo (le chant expérimental), Trần Trà My (dàn bầu), Nguyễn Thanh Thủy (dàn tranh), Stefan Östersjö (phím lõm guitare et dàn tỳ bà), and Elinor Frey (violoncelle) (Photo par Alain Lefort)

Après une brève pause, il répond de façon inattendue : « J’ai posé la même question à l’un de mes professeurs, Bogusłav Schaeffer. Il m’a dit : “Sandeep, écoute. Tu ne peux être que toi-même. Tout ce que tu fais sera teinté de ton ‘sandeepisme’. Alors, renonce à la cohérence ! Tu ne peux jamais être incohérent si tu te laisses guider par ton goût ou si tu n’essaies pas d’imiter une mode ou une tendance quelconque. Si tu fais simplement ce qui t’intéresse, ce sera toujours cohérent. Réfléchis plutôt à la manière dont les choses peuvent être diverses.” »

Sa réponse est parfaitement logique : faites confiance à votre intuition. Il est utile, cependant, d’être doté d’une intuition aussi puissante et créative que cellede Sandeep Bhagwati. Chaque œuvre, affirme-t-il, est une variation sur sa personne : le fond est semblable, mais on n’a jamais tout à fait la même chose.

« J’ai toujours été fasciné par les artistes qui portent plusieurs chapeaux, qui ont de multiples perspectives et qui ne sont pas obsédés par la cohérence ou la fiabilité dans leur façon de faire leur art, mais qui s’y donnent à fond », me confie-t-il en citant l’influence d’écrivains tels que Fernando Pessoa, Olga Tokarczuk et Salman Rushdie et de musiciens comme Björk, Shubha Mudgal, John Zorn et Igor Stravinski.

Parition pour Rasas

« Il y a probablement deux types d’artistes, affirme Bhagwati. Le premier creuse profondément à l’intérieur de soi en s’imprégnant de plus en plus de son sujet, de sa localisation géographique ou de son environnement. L’autre type est l’artiste vagabond, le ménestrel, celui qui fait circuler la culture d’un endroit à un autre. C’est un nomade. Nous le voyons partout en art visuel : les plus belles miniatures de l’Inde ont été réalisées par des artistes afghans, persans et népalais qui ont afflué vers les villes et qui ont produit de magnifiques pièces constituant aujourd’hui l’art indien, mais qui proviennent de nombreuses influences différentes. »

Bhagwati se considère comme un artiste nomade. Sa réalité vécue aux quatre vents du monde a inévitablement influé sur son art à un niveau fondamental. « Je voyage beaucoup et je rencontre beaucoup de gens qui ont des perspectives très différentes sur le monde. Je pense que cela me rend réceptif à l’idée qu’il existe de nombreuses expériences dont je ne connais rien », dit-il.

Dans un monde marqué par l’incertitude et la fragmentation, tant sur le plan artistique que culturel, Bhagwati semble être comme un poisson dans l’eau. Pourtant, le souvenir de la conversation avec son mentor implique qu’il avait été jadis lui-même aux prises avec certains des doutes que de nombreux artistes et compositeurs ressentent au cours des années de formation. Quels conseils donnerait-il aux jeunes compositeurs et compositrices ?

Centre: Sandeep Bhagwati (directeur musical et chef); Au fond: Trần Trà My (dàn bầu) (Photo par Alain Lefort)

« Acceptez l’incertitude », affirme Bhagwati d’une voix calme et assurée. « Je ne suis pas quelqu’un qui cherche une réponse à la complexité du monde dans lequel nous vivons. Je pense qu’il ne s’agit pas tant de se trouver soi-même que de trouver son propre chemin. » Il souligne l’importance de se faire confiance. « Vous êtes unique, quoi qu’en disent les autres. La seule raison pour laquelle nous voulons, en tant que société, que vous fassiez de la musique est parce que nous voulons connaître votre vision. Nous ne voulons pas que vous copiiez une vision existante – nous disposons désormais d’ordinateurs pour cela. Nous voulons une nouvelle perspective sur le monde que vous seul pouvez offrir parce que vous êtes le seul à être né à ce moment-là, dans cette ville, dans ce climat ou dans cette situation politique. Vous avez été façonné par cela, ainsi que par votre génétique. »

Devenir sûr de soi en tant qu’artiste peut prendre des années, parfois des décennies. Sur le plan pédagogique, Bhagwati admet que ses élèves sont parfois désorientés parce qu’il ne leur dit pas quoi faire. Au contraire, il leur demande ce qu’ils veulent faire. « C’est la méthode socratique, explique-t-il. Quand je sais qu’il existe des réponses, je peux donner quelques indices où chercher. Mais il est important de faire confiance à ses propres perceptions et à sa propre réflexion. »

« Malheureusement, ajoute-t-il avec regret, peu de gens font cela. Je pense que c’est un prérequis pour un artiste. Si l’on vit comme tout le monde, la réalité peut sembler ennuyeuse. Nous avons besoin d’artistes pour nous faire sentir, voir et entendre que cette même réalité est en fait profondément intéressante : l’art et la musique visionnaires peuvent rendre l’existence quotidienne vive et tangible. C’est ce que vous devriez essayer de protéger et de maintenir en vous – nous avons besoin de votre point de vue unique sur ce qui se passe. Voilà ce que je conseillerais aux jeunes artistes : ne vous laissez pas perturber. »

Centre: Sandeep Bhagwati (directeur musical et chef); Au fond, de gauche à droite: Gabriel Dharmoo (le chant expérimental), Trần Trà My (dàn bầu), Nguyễn Thanh Thủy (dàn tranh), Stefan Östersjö (phím lõm guitare et dàn tỳ bà), and Elinor Frey (violoncelle) (Photo par Alain Lefort)

Aichingerlieder Remix, le prochain concert de la série Hommage de la SMCQ, aura lieu le dimanche 22 octobre à La Chapelle. www.smcq.qc.ca

Playlist


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A propos de l'auteur

Viktor Lazarov is an interdisciplinary musicologist and pianist specializing in performance practice analysis and contemporary repertoire by Balkan composers. Laureate of the Opus Prize for the “Article of the Year” awarded by the Conseil québécois de la musique in 2021, Viktor has performed and lectured in Austria, Canada, France, the Netherlands, Serbia, Spain, the United States, and published in CIRCUIT and La Revue musicale de l’OICRM. Viktor holds a Ph.D. in Musicology from the University of Montreal, an M.Mus. and a Graduate Diploma in Performance from McGill University, a B.Mus. from the University of South Carolina, and Graduate Certificate in Business Administration from Concordia University. (Photo: Laurence Grandbois-Bernard)

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