Écrire une critique sur un opéra dont la trame narrative tourne autour d’un haut-parleur n’est pas une entreprise que l’on aborde sans une certaine appréhension. Pourtant, Le Baptême d’un Haut-Parleur du compositeur québécois Charles Quevillon a été une surprenante révélation lors de sa création nord-américaine hier soir au Conservatoire de musique de Montréal (CMM).
Dans le Studio multimédia du CMM plein à craquer — première surprise de la soirée — la mise en scène situe l’œuvre à l’intersection de la performance, du théâtre et de l’opéra de chambre. Au premier plan, une boîte vide de Home Depot propose l’imaginaire d’un entrepôt ; au deuxième plan, un échafaudage de papier et de plastique au fond duquel est monté un androïde de carton tel un grand épouvantail enfantin. On ne peut plus bohémien pour un opéra contemporain créé au Plateau-Mont-Royal.
À l’extinction des lumières, le mot « Délivrance » apparaît en lettres gothiques sur l’écran de projection au fond de la salle. Une voix froide répète « this side up handle with care ». Vêtu d’un manteau noir et coiffé d’une visière en lunettes de soleil, un homme entre sur scène portant un accordéon. Il joue un accord majeur, apaisant le public qui commence déjà à se demander dans quelle aventure il s’est embarqué.
La soprano, Sarah Albu, entre à son tour, enrobée de pellicule en plastique. L’ambiance paisible, mais étrange, est propagée par de longues notes chantées par Albu accompagnée à l’accordéon par Matti Pulkki. Leur modulation du timbre et de la dynamique colore les accords tenus en suspens, donnant un ton neutre, mais optimiste.
La dynamique complice du Sawtooth Duo (Albu et Pulkki) change lorsqu’un aide à la mise en scène vêtu de noir (rappelant les gardes de Squid Games) commence à enrober les deux musiciens de la pellicule enlaçant Sarah dans un corset étouffant. Le duo se débat en vain contre l’étreinte plastifiée qui les unit malgré eux.
Un public captivé suit l’étonnante trame dramatique se déroulant devant ses yeux. Au comble de l’agitation, une boîte attachée à une corde descend du plafond, tombant dans les mains d’Albu comme un bébé livré par une cigogne moderne. Le sens se dessine peu à peu : l’appareil électronique complète le noyau familial composé d’un couple humain aux proies à une crise existentielle.
La symbolique de la naissance atteint son apogée alors qu’Albu enlace son enfant-paquet et tend à se délivrer de l’embrassade plastifiée. Elle y arrive à grande peine, et le haut-parleur Genelec 8020D sort de son cocon embryonnaire avec toute la douleur, l’angoisse et la joie qui accompagne cet acte de reproduction pérenne.
Triomphante, Albu soulève sa précieuse charge électronique tel un Mufasa montrant son Simba à la Terre des Lions. Au lieu d’un mammifère, elle tient une machine à produire du son, objet occupant une place inséparable dans notre quotidien. Simulation dramatique et musicale pleinement réussie par le compositeur et les interprètes.
Le Baptême d’un haut-parleur émerge comme une critique de la famille occidentale dans l’ère moderne, enrobé de matérialisme. L’importance que l’on accorde aux objets technologiques paraît absurde dans cette décontextualisation dramatique. Le dépaquetage de l’objet comme nouvelle arrivée dans le noyau familial se couvre de ridicule. Pourtant, soyons francs, on se reconnaît tous dans ce rituel.
Soulignons la nuance avec laquelle les émotions maternelles sont dépeintes par les artistes. L’intense expression de tendresse, arrivant après la douleur d’une délivrance de l’enfant-objet dans ce monde, est brillamment conçue par Quevillon et interprétée par Albu. Un moment tendre survient alors que la soprano place le Genelec 8020D devant l’accordéoniste comme une mère placerait son enfant devant son père pour la première fois. Elle jette des confettis, symbolisant la fête et la joie engendrée par cette nouvelle arrivée. Fin du premier tableau.
L’intelligence du déploiement de ce récit tient dans l’évolution d’une couche de sens de plus en plus complexe que la mère applique à son Genelec 8020 D. Sans dévoiler chacune des scènes suivantes, il suffira d’offrir une interprétation sommaire des trois actes restants.
« Mémoire » commence avec la mère et l’enfant au berceau — en l’occurrence la boîte en carton de Home Depot. Le chant et l’accordéon s’enlacent musicalement pour exprimer la tendresse de l’amour maternel. Le mélange des goûts réunis le style rétro futuriste de Malkki, portant un complet noir avec des ailes blanches, ressemblant une version plus douce de Trinity du Matrix. Fière, la mère montre au public les photos polaroïds représentants des moments typiques de la vie d’une jeune famille : le Genelec 8020D sur la plage, dans le parc, etc. C’est un des moments particulièrement convaincants de la soirée.
Cette scène permet aux artistes de jouer adroitement avec la suspension consentie de l’incrédulité du public. Acceptant d’abord l’enfant-objet, on perçoit de plus en plus la fierté démesurée de la mère qui accorde un sens lourd et affectif à un appareil électronique. Ce qui se démarque, ce n’est pas l’absurdité de l’objet au sein de la famille, mais les émotions déplacées que la mère lui accorde.
Trois couches musicales ressortent : le lyrisme de la mère, la neutralité du père/ange/ accordéoniste, et la simplicité du Genelec. Produisant des sons qui rappellent R2-D2 de Star Wars, le Genelec a une personnalité naïve et innocente. Il ne peut ni comprendre ni réagir face à la complexité et l’illogisme des émotions qui lui sont imposés.
La mémoire emmène soudain la mère aux origines de l’appareil dans les usines où il a été assemblé. C’est alors qu’advient un nouveau changement. Elle commence à voir la naissance de son Genelec comme le fruit de souffrances humaines qui l’ont produit. Travailleurs exploités dans les mines et les usines. Des images apocalyptiques apparaissent sur l’écran au fond de la scène : planètes qui se heurtent, explosions galactiques, usines en feu, horizon de guerre. « How could you? » s’exclame la mère en regardant son enfant avec horreur et dégoût.
Changement de scène. Le mot « Souffrance » est projeté à l’écran. Habillée en bourreau, la mère entre en portant une batte de base-ball. Haineuse, monstrueuse, elle regarde le Genelec jeté à ses pieds. Elle ordonne à l’accordéoniste assis tout prêt de lui infuser une charge électrique, qu’il fait à contrecœur. Insultant le Genelec, elle l’accuse d’être la source de tous les maux de ce monde : la pollution de l’environnement à travers le plastique non recyclé, l’abus de la classe ouvrière et les inégalités sociales causées par le capitalisme extrême. La torture est sa vengeance.
Muet, le Genelec ne peut ni ne sait comment se défendre. La neutralité de l’objet technologique contraste avec la subjectivité humaine, appliquant sans cesse de nouvelles couches de significations et de valeurs à un objet dépourvu de sens. Les changements d’émotions se passent par l’imaginaire de la mère. Le baptême devient le coup de grâce : crachant sur le Genelec, la mère étouffe son « enfant » dans un sac en plastique. En fin de compte, la folie humaine est seule responsable du mal.
La dernière scène de l’opéra, « Sublimation », est projetée de connotation catholique. Le Genelec est désormais « mort », l’interprétation de son passage dans l’au-delà se fait par la religion. On lui pardonne ses défauts techniques tels des péchés capitaux. Un Genelec blanc prend alors la place du noir, symbolisant son âme. Celle-ci est pêchée par un câble provenant du plafond et emmenée vers « le ciel ». L’écran montre le Genelec enterré et dévoré par des insectes abjects devant nos yeux horrifiés. Fin.
Le Baptême d’un haut-parleur est une critique de la nature humaine et de sa folie démesurée. L’enchainement des émotions est parfaitement logique du point de vue de la mère, mais incompréhensible pour le Genelec et absurde pour le public. Le haut-parleur n’est qu’un miroir, reflétant la violence de notre propre nature.
Dans l’étoffe familiale moderne, la technologie est devenue un membre auquel on attache une place toujours plus grande. Les sens absurdes que l’on attribue aux choses avec lesquelles on interagit sont décriés par l’objet même de ces émotions — un appareil inanimé, neutre, incapable de suivre la trame affective changeant sans cesse.
Dans ce sens, l’opéra est un commentaire philosophique multidisciplinaire, plutôt qu’une œuvre musicale à proprement parler. La partition en soi n’est pas assez robuste pour subvenir aux attentes du genre, mais l’inventivité des artistes produit une œuvre marquante digne d’attention.
Soulignons aussi l’excellente présence scénique de Sarah Albu qui porte sur ses épaules la grande part de responsabilité pouvant faire apprécier l’œuvre par un public ou la faire passer de côté. Créé à Helsinki, l’opéra sera donné dans une version plus grande vers la mi-mars à Montréal.