Critique | Démêler et déphaser : Maurice Ravel par Anri Sala au MBAM

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Quel est le lien entre le compositeur impressionniste français Maurice Ravel, la Biennale de Venise, et le compositeur minimaliste américain Steve Reich ? À première vue aucun – sinon l’œuvre Ravel Ravel Interval de l’artiste albano-français Anri Sala, exposée actuellement au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). En entrevue avec La Scena Musicale, la conservatrice adjointe de l’art moderne et contemporain international, Alexandrine Théorêt, nous aide à démêler les nœuds d’une œuvre singulière.

Acquise par le mécène Pierre Bourgie et offerte en promesse de don au MBAM, l’exposition Ravel Ravel Interval souligne le 150e anniversaire de naissance de Maurice Ravel (1875-1937). La saison 2024-2025 marque aussi les 40 ans de carrière de l’un de ses interprètes les plus reconnus : le pianiste québécois Louis Lortie. De passage à la Salle Bourgie en 2024-2025, il complètera l’intégrale des œuvres de Ravel avec deux récitals solos en février et mars 2025, suivi d’un cours de maître.

Ravel Ravel Interval

Anri Sala. Photo Wolfgang Stahr

Curieusement, Lortie est impliqué dans l’œuvre de Sala. Celle-ci consiste en une installation audiovisuelle à deux larges écrans sur lesquels sont projetées deux performances du Concerto en ré majeur pour la main gauche de Ravel (1930). Le son provient des haut-parleurs installés de chaque côté de la salle, jouant chacun une autre version du concerto simultanément. Ou presque.

« Les deux interprétations se croisent, dit Théorêt, parfois c’est un [des pianistes]qui précède l’autre, d’autres fois c’est l’autre qui rattrape et devance le premier ». En entrant dans la noirceur de la salle d’exposition, le public arrive pile entre deux écrans : d’un côté la projection de la performance de Lortie, de l’autre celle du pianiste français, Jean-Efflam Bavouzet. L’angle de la caméra montre un plan serré concentré sur leurs mains. Faute d’une connaissance intime de la physionomie de chaque pianiste, impossible de distinguer l’un de l’autre.

Ravel Ravel Interval

Anri Sala. Photo: MMFA, Jean-François Brière

« Par la manière dont les haut-parleurs sont agencés, on arrive entre les deux interprétations sonores », explique Théorêt. En circulant dans la salle, le public perçoit une image sonore changeante. Le croisement des interprétations est subtilement miroité par la transparence des écrans : une main se fond dans l’autre, un passage est repris sur un écran là où il a été laissé sur le second. Le son et l’image se brouillent dans notre perception créant une œuvre nouvelle autant sur le plan musical que visuel.

« En s’assoyant sur les bancs où on peut voir les deux écrans sur une même ligne, on entend les deux versions équilibrées. [L’œuvre est exposée] dans une salle avec un écho diminué, ce qui révèle des tensions sonores et dans le corps découlant du fait qu’une version vient avant l’autre » ajoute Théorêt.

Ravel Ravel Interval

Anri Sala. Photo: MBAM, Sébastien Roy

En effet, la corporalité joue un rôle important dans Ravel Ravel Interval. Le plan photographique est extrêmement intime, ne montrant que les mains des pianistes, danseuses agiles sur les touches noires et blanches des pianos. L’effort déployé est considérable en raison de la difficulté notoire du concerto. La dichotomie entre l’effort et le repos est exploitée pleinement. Tantôt percutantes, tantôt suaves, les mains gauches reposent de temps à autre sur les genoux des pianistes, telles deux athlètes reprenant leur souffle entre les manches d’un jeu.

La technique musicale utilisée par Sala s’appelle « déphasage », soit la synchronisation et désynchronisation cyclique de deux ou plusieurs bandes sonores. « Sala connaît très bien la musique, précise Théorêt. En fait, il s’est inspiré du phasing de la musique minimaliste de Steve Reich ». Celui-ci a composé plusieurs œuvres basées sur le principe de déphasage, dont la plus connue est Piano Phase. Deux pianistes commencent à jouer une figure mélodique ensemble, puis l’un des deux se détache en accélérant le tempo progressivement jusqu’à un point de déphasage maximal, avant de revenir en phase pour terminer le morceau.

Ravel Ravel Interval

Anri Sala. Photo: MBAM, Jean-François Brière

Dans Ravel Ravel Interval, le déphasage des deux versions du concerto n’est pas laissé au hasard ni à l’interprétation des pianistes, explique Théorêt. Les modifications dans la partition sont commandées par Sala, puis apportées par Olivier Goinard, qui a également fait la spatialisation sonore de l’œuvre, en [consultation musicale]avec Ari Benjamin Meyers. « Les indications de tempo sont différentes entre les deux partitions. S’ils n’avaient laissé qu’un rallentando au début, les deux pianistes auraient quand même fini décalé. Mais, pour que le jeu se croise, ils ont apporté des modifications dans les deux [interprétations] » explique Théorêt. Ces modifications s’appliquent aussi à la partie orchestrale, jouée par l’Orchestre national de France dirigé par Didier Benetti.

La transparence des écrans contribue à la confusion entre les deux interprétations du concerto de Ravel. Dans sa version d’origine, l’œuvre a été créée à la Biennale de Venise en 2013 avec deux écrans superposés un en dessus de l’autre dans une grande salle. Cette installation requiert une hauteur de plafond rare dans les salles d’exposition. En 2017, Sala a accepté de modifier l’œuvre en alignant les écrans un derrière l’autre, permettant une superposition visuelle en profondeur.

Ravel Ravel Interval

Anri Sala. Photo MBAM, Jean-François Brière

Vu la ressemblance physique des deux pianistes, mais aussi en termes de l’interprétation, de la technique et du goût (reflétant l’influence pianistique française), cet ajustement amplifie l’enlacement de deux interprètes. Le titre est un jeu de mots. « En anglais, Ravel est un contronyme qui veut dire emmêler et démêler, explique Théorêt. Pour moi, la richesse de cette œuvre réside dans le fait d’emmêler et de démêler de manière auditive et visuelle », conclut-elle.

Ayant étudié les Beaux-Arts dans sa ville natale de Tirana, en Albanie, puis à l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris et à Le Fresnoy — Studio national des arts contemporains à Tourcoing, Sala réfléchit beaucoup au côté cinématographique et narratif de son œuvre. « Il cite même Stravinsky qui disait qu’il n’écoutait pas la musique les yeux fermés, qu’il avait besoin d’un visuel, de voir les interprètes. C’est aussi ce qui explique que la vidéo soit si importante dans Ravel Ravel Interval » conclut Théorêt.

L’exposition de Ravel Ravel Interval aura lieu au MBAM jusqu’au 27 avril 2025.

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A propos de l'auteur

Viktor Lazarov is an interdisciplinary musicologist and pianist specializing in performance practice analysis and contemporary repertoire by Balkan composers. Laureate of the Opus Prize for the “Article of the Year” awarded by the Conseil québécois de la musique in 2021, Viktor has performed and lectured in Austria, Canada, France, the Netherlands, Serbia, Spain, the United States, and published in CIRCUIT and La Revue musicale de l’OICRM. Viktor holds a Ph.D. in Musicology from the University of Montreal, an M.Mus. and a Graduate Diploma in Performance from McGill University, a B.Mus. from the University of South Carolina, and Graduate Certificate in Business Administration from Concordia University. (Photo: Laurence Grandbois-Bernard)

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