Critique concert | Nicolas Namoradze: mille miroirs limpides

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Remplaçant au pied levé l’immense Sergei Babayan qui a dû annuler son concert au festival Bach à la dernière minute en raison d’une mauvaise grippe, le pianiste géorgien Nicolas Namoradze n’avait pas la tâche facile.

Dans une salle Bourgie remplie le jeudi soir, 30 novembre 2023, le public en attente vacillait entre la déception de manquer celui qui est devenu une tête d’affiche récurrente du festival et la curiosité pour ce qu’il allait entendre. Habitués à la sonorité perlée, la richesse dynamique, l’extraordinaire diapason expressif et l’intellect de Babayan — celui qui met tout sur tout lorsqu’il joue — les auditeurs se demandaient à quelle sorte de spectacle ils allaient assister.

« Il n’est jamais facile de remplacer quelqu’un », affirme M Namoradze. « Lorsque vous vous préparez pour votre propre concert, vous savez que le public connaît votre jeu et votre sonorité. Il est venu pour vous écouter. Mais dans ce cas, cela prend du temps avant d’établir une certaine complicité avec un public qui s’attendait à quelque chose de très différent » souligne le vainqueur du concours Honens en 2018.

Effectivement, le début du concert était une sorte de reconnaissance, de tâtonnement de part et d’autre. Commençant par sa propre composition, Mémoires de la chanson géorgienne de Rachmaninov, Namoradze se révèle un artisan subtil de la gradation sonore. Explorant les couleurs du plus haut registre du piano, divers motifs atonals se croisent et se répètent, camouflant les contours d’une mélodie qui se laisse deviner dans les régions plus centrales du piano. Morceau intrigant révélant un esprit créatif et une personnalité pianistique distincte.

La première des deux œuvres de J.S. Bach au programme, l’art de la fugue BWV 1080 : contrepoint VI, fut aussi le premier test pour le pianiste face au public connaissant les interprétations de Bach par Babayan, Schiff et d’autres sommités s’étant produites au festival dans les dernières années. Namoradze joue Bach avec une sensibilité particulière pour les couleurs, les subtiles gradations dynamiques, et les sonorités purement pianistiques. Il ne semble pas soucieux d’observer des codes de l’interprétation historique en ce qui concerne le phrasé, l’articulation, la transparence des voix ou l’usage de la pédale. Il préfère explorer une palette plus impressionniste.

Cette approche lui permet de passer imperceptiblement à l’étude n.11 de Ligeti. Son jeu est adroitement adapté aux sonorités transparentes et à la sophistication harmonique et mélodique du maître hongrois. Merveilleuse interprétation, limpide, au toucher sensible et avec le recul nécessaire permettant de brosser les contours d’une architecture musicale moderne.

Possédant un parfait contrôle intellectuel et analytique, Namoradze choisit chaque son qu’il laisse passer à travers une écoute impeccable. Pianiste au goût fin, mais ne se laissant pas emporter par l’émotion, Namoradze me rappelle ce que Neuhaus disait à propos de Richter: une capacité à voir l’œuvre dans son ensemble en même temps que dans ses détails les plus fins.

La suite française no. 1 en ré mineur est interprétée avec une étonnante souplesse, révélant pour la première fois la chaleur du pianiste. Première véritable surprise, cependant, sous les doigts de Namoradze, la suite ne semble pas constituée de danses baroques, mais de pastiches en aquarelles, miniatures magnifiques. C’est une approche moderne, pianistique, raffinée à bien des égards sans pour autant reconnaître la sensibilité stylistique nécessaire. Légère déception, laissant une impression confuse.

Autre étonnant trait du géorgien établi à New York: il se tient parfaitement droit, presque immobile. Posture qui rappelle Horowitz. Sans l’explosion émotive, névrotique se transformant en en éclat de dB. Tout est sous parfait contrôle dans le jeu de Namoradze : jeu limpide, miroitant les mille éclats et reflets dont son imagination est capable.

C’est finalement dans sa propre transcription de l’adagio de la deuxième symphonie de Rachmaninov que s’ouvre véritablement le cœur de Namoradze. Noblesse, élégance, goût, raffinements : tous ses magnifiques attraits sont désormais engagés avec une grande chaleur et émotion provenant d’une couche plus intime et personnelle du pianiste.

Dans l’ultime sonate de Schubert, composant à elle seule la deuxième partie du concert, Nicolas Namoradze se dévoile l’interprète parfait. Toutes les caractéristiques qui se laissaient percevoir à travers un rideau impénétrable se dévoilent maintenant dans une mosaïque splendide. Namoradze possède la sensibilité parfaitement équilibrée pour exprimer la douceur de Schubert, la rigueur intellectuelle permettant de saisir la sagesse et l’introspection prématurée du jeune compositeur, et la profonde musicalité jaugeant le rapport délicat entre l’innocence et la mort, thème omniprésent dans les ultimes œuvres du grand Autrichien. Une interprétation de la sonate en si bémol des plus splendides, Namoradze raconte une histoire captivante pendant près de 40 minutes. Narrateur doué, il navigue sans effort les labyrinthes les plus tortueux propres aux dernières sonates de Schubert.

Le pianiste que l’on admira à distance, plus que l’on aima en première partie, s’est transformé en pianiste que l’on aime admirer. Le public acclamait les derniers accords du magnifique Schubert de Namoradze, qu’il comprit enfin et apprécia pour sa juste valeur. Sans doute encouragé par l’accueil formidable qu’il reçut, Namoradze embarqua dans une série d’encore transportant le public et lui-même vers des sommets pianistiques vertigineux : poète sans parallèle dans l’étude op.42 n.4 par Scriabin, Namoradze se déchaîne complètement dans la deuxième sonate du même. Somptueux pianiste, intellectuel, chercheur en neuropsychologie — le jeune professeur de Juilliard est un artiste à part, jouant avec une retenue, une honnêteté intellectuelle et émotive surprenantes à notre époque, et un goût exquis. Découverte à mieux connaître.

Festival Bach Montréal
festivalbachmontreal.com

Nicolas Namoradze
nicolasnamoradze.com

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