Le 24 septembre 2023, la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) a présenté son quatrième concert de la Série Hommage 2023-2024 dédiée au compositeur Sandeep Bhagwati.
Sous le titre Amitiés et étrangeté, le programme a consisté en une comprovisation de M. Bhagwati, œuvre dont les idées fondamentales sont notées par le compositeur, mais dont la réalisation et le développement sonore dépend de « l’évolution collaborative » des interprètes, comme l’explique Bhagwati lui-même. Les thèmes de proximité, de distance, d’éloignement, de familiarité, et du Vietnam (à travers sa musique, sa langue et son histoire) ont été explorés dans cette création interdisciplinaire et multimédia.
L’événement a rassemblé sur scène six musiciens provenant de différentes régions et traditions musicales du monde : Gabriel Dharmoo (voix, Canada), Ngo Tra My (dan bau, Vietnam), Nguyễn Thanh Thủy (dan tranh, Vietnam), Stefan Östersjö (dan ty ba, guitare phim lom, Suède) et Elinor Frey (violoncelle et viola da gamba, Canada). Sandeep Bhagwati lui-même a joué un rôle dans l’interprétation – tantôt jouant de la shruti-box (instrument indien à anche libre et caisse de résonance rectangulaire en bois), tantôt dirigeant ou lisant ses textes et poésies.
Malgré une certaine incertitude causée par l’absence du maître vietnamien, Phạm Công Ty, qui devait se produire sur des instruments traditionnels (le dan gao et le dan co), le concert s’est déroulé dans une harmonie parfaite. Les nombreux éléments visuels, textuels, poétiques, musicaux, théâtraux, et vidéos documentaires ont été réunis par l’ensemble des musiciens et l’équipe de production dans une symbiose fluide et naturelle.
La complicité des musiciens sur scène a été admirable et a capté l’attention du public tout le long de la représentation. Celle-ci a dépassé les confins d’un concert « normal » en accueillant les spectateurs dans un espace sonore insolite dès leur entrée dans la salle Pierre Mercure. Diffusés dans la salle, les sons du grésillement des insectes, du gloussement des poules, de l’aboiement des chiens et du vrombissement du moteur de quelques motocyclettes passagères ont plongé le public dans un monde d’étrangetés, hors contexte pour un lieu de concert habituel, mais aussi de familiarité, car connu de tous ceux qui sont déjà allés à la campagne. Capté dans le jardin de la maison de M. Pham au Vietnam, cet univers sonore a eu un effet apaisant sur le public, leur permettant de s’éloigner de la rumeur diffuse du monde extérieur et de rentrer progressivement dans l’univers créé par les artistes inspirés de la création de Bhagwati.
La comprovisation a été structurée selon neuf courts poèmes de Bhagwati d’inspiration philosophique, tournant souvent autour de la notion d’écoute. L’écoute entre les musiciens a été manifeste dès les premiers sons au violoncelle à cordes en boyau d’Elinor Frey, repris par Mmes Nguyen et Ngo sur les instruments vietnamiens. Les sons vibrants des instruments à cordes ont été expertement imités par M. Dharmoo et enrichis dans les basses fréquences par M. Östersjö et Mlle Frey. L’interaction entre les musiciens a illustré au plus haut degré la conception d’une comprovisation de Bhagwati : chaque interprète comprend son rôle, tantôt menant le groupe, tantôt accompagnant ses collaborateurs.
En discutant avec les musiciens après le concert, j’ai compris que l’alchimie dont l’audience a été témoin s’explique en partie par le fait que M. Östersjö, Mme Nguyen et Mme Ngo forment un groupe fondé en 2006, les Six tones. Faisant référence aux six tons de la langue vietnamienne, le groupe compte aussi le saxophoniste suédois Henrik Frisk et rassemble de nombreux autres collaborateurs. Leur première collaboration avec Sandeep Bhagwati date de 2011 lors d’un projet inspiré par les mythes indiens, vietnamiens et européens de la légende d’Orphée. Leur prochain album s’inspire d’un type de musique populaire vietnamienne, la Yellow music, et comporte une réflexion culturelle, artistique et sociale présentée dans le projet Vietnamese Diasporic Voices.
L’expérience sonique a été parsemée par quelques moments d’expérimentation théâtrale : à divers moments du concert, les musiciens ont placé leur corps dans une certaine pose, effectués certains gestes ou exclamés certaines phrases. Cet élément aurait pu être intégré de façon plus spontanée au reste de la création ; ces moments prédéterminés ont été interprétés de façon plus ou moins convaincante, rompant avec l’union aisée sur le plan musical.
Hormis ce léger bémol, chacun des solistes a été exceptionnel. La performance de Gabriel Dharmoo doit être soulignée pour son expressivité, l’étendue de ses capacités vocales et de sa présence sur scène. Possédant une personnalité marquante, Dharmoo a cependant démontré une habileté naturelle à s’intégrer au groupe, tantôt imitant les sons produits par ses collègues, tantôt offrant par sa voix un soutien au rayonnement d’un autre soliste. Elinor Frey a elle aussi démontré sa virtuosité dans des passages inspiré de J.S. Bach et composé par Bhagwati, où elle a exploité son talent d’improvisatrice en y ajoutant des figures et des phrases dans le même style.
Somme toute, la SMCQ a présenté un événement artistique hors pair. Cette création interdisciplinaire a été un régal tant pour les yeux que pour les oreilles grâce à une collaboration magnifique entre le compositeur Sandeep Bhagwati, les musiciens interprètes-improvisateurs, et l’excellente équipe de production visuelle et sonore. N’en déplore seulement que le public a été majoritairement composé d’autres acteurs notables du milieu de la musique contemporaine. Ce type d’événement mérite d’être vu et entendu par de nombreuses personnes au-delà des limites des cercles de création d’avant-gardes en raison de ses qualités artistiques, mais aussi de son apport culturel et intellectuel exceptionnel.