L’écrivaine primée Madeleine Thien nous parle de liberté, de beauté et de douleur

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Madeleine Thien n’a pas vu le temps passer cet automne : son 4e livre Do Not Say We Have Nothing (traduction libre : Ne dites pas que nous n’avons rien) a reçu des éloges unanimes depuis sa publication cet été. Après avoir raflé une foule de récompenses tout au long de sa carrière, l’écrivaine installée à Montréal a enfin obtenu les plus importants prix littéraires au pays grâce à ce 4e opus qui, en plus de s’être retrouvé parmi les finalistes du Man Booker Prize, a remporté le prix du Gouverneur général et le prix Giller.

Madeleine Thien s’y connaît en matière de succès. Après que la Canadian Authors Association l’a nommée en 2001 l’« écrivaine canadienne de moins de 30 ans la plus prometteuse », son premier ouvrage – un recueil de nouvelles intitulé Simple Recipes (Une recette toute simple) – a remporté deux prix littéraires à Vancouver en plus du Ethel Wilson Fiction Prize. Cinq ans plus tard, son premier roman Certainty (Certitudes) décroche le prix Amazon.ca du premier roman et l’Ovid Festival Prize; il est maintenant traduit dans seize langues. Son second roman, Dogs at the Perimeter (Lâcher les chiens) publié en 2011 récolte jusqu’en 2015 plusieurs mentions et prix internationaux et canadiens. En plus d’avoir publié de nombreux essais dans des journaux, revues littéraires et anthologies, Mme Thien a été écrivaine en résidence à l’Université Simon-Fraser en 2013 et membre de la faculté internationale du programme de maîtrise en création littéraire de l’Université municipale de Hong Kong. Paru en 2002, son livre pour enfants The Chinese Violin (Le Violon chinois) a été adapté par l’ONF en un court métrage d’animation.

Madeleine Thien: Do Not Say We Have Nothing

Madeleine Thien: Do Not Say We Have Nothing

Le sujet de Do Not Say We Have Nothing est difficile à cerner. S’il est souvent présenté comme une description de la vie de trois talentueux musiciens du conservatoire de Shanghai dans les années 1960, pendant la Révolution culturelle de Mao Zedong, sa force réside en grande partie dans sa dimension épique. L’histoire relate les points de vue de plusieurs personnages à travers le temps et l’espace – des artistes et rêveurs qui traversent la guerre civile chinoise jusqu’à la famille endeuillée de Vancouver en 1990, aux prises avec les conséquences de l’insurrection de la place Tiananmen. Ces destinées entremêlées ­s’accomplissent par le biais de la musique ­classique occidentale autant que par la langue, la littérature, la calligraphie, la chronique, la chanson et la poésie, à la fois traditionnelles et révolutionnaires. Nullement chronologique, ce roman est un récit à tiroirs, un album de souvenirs. Le disant « semblable à une fugue », le jury du prix du Gouverneur général ajoute que « cette œuvre ambitieuse explore la persistance du passé et le pouvoir de l’art, posant des questions pleines de sens pour notre temps ». Pour le jury du prix Giller, il s’agit d’une « magnifique ode à la musique et à l’humanité […] une interprétation à la fois triste et réjouissante de la perte et de la résilience en Chine et au Canada ».

Née à Vancouver, Madeleine Thien est une lectrice passionnée depuis sa plus tendre enfance. « J’avais soif de lire tout ce qui me ­passait par la main et en même temps de m’évader. En fait, la lecture répondait à mon besoin d’évasion. Très tôt, j’ai eu un rapport de dépendance avec les livres, explique-t-elle. J’imagine que c’est la même chose pour les musiciens qui se tournent vers la musique à un très jeune âge afin d’y trouver un sens que le monde environnant ne peut leur donner. » Pourtant, elle a d’abord étudié la danse, pas la littérature. « J’ai ­consacré la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence au ballet, confie-t-elle. Puis, à l’université, j’ai étudié la danse contemporaine. Or, tout ce temps-là, je n’avais cessé d’écrire; à un moment donné, j’ai abandonné la danse pour me concentrer sur l’écriture. »

Photo: Marc Bourgeois

Photo: Marc Bourgeois

L’inspiration pour Do Not Say We Have Nothing lui est venue de son roman Lâcher les chiens, dans lequel elle aborde le génocide ­cambodgien de Pol Pot. « C’est un ouvrage qui a été très difficile pour moi, explique-t-elle. Je sentais que je voulais vivre différemment et, par conséquent, écrire autrement. Mais je devais encore résoudre ­certaines questions soulevées dans ce livre. » Le régime de Pol Pot, à l’instar de la Révolution culturelle de Mao, se distingue par la répression de plusieurs expressions culturelles. « Je m’étais imprégnée de rock and roll psychédélique cambodgien – un genre qui avait fait fureur avant la guerre, affirme-t-elle. Une fusion musicale unique, incroyablement joyeuse, qui a mené à la mort la plupart de ses ­créateurs pendant le génocide. » Mme Thien continue en décrivant comment certaines des bandes sonores détruites en masse avaient survécu en secret, s’étant multipliées sous forme de cassettes réenregistrées à partir des albums. « Je me suis mise à réfléchir sur ce qui faisait que la musique, dans un état totalitaire, voire révolutionnaire, pouvait être considérée comme une menace terrible à l’idéologie en place, puis j’ai appliqué cette logique aux musiciens chinois et à leur situation dans les années 1960 : qu’est-ce qui a fait que la musique était une source de danger pendant la Révolution culturelle autant qu’un moyen de survie des musiciens. »

Madeleine Thien explique que la musique classique occidentale a une longue et importante tradition en Chine. « Le premier piano – le clavicorde – a été introduit [en 1601]par des missionnaires jésuites qui voulaient l’offrir en cadeau à l’empereur, raconte-t-elle. Après la Révolution russe, parmi les réfugiés qui se sont installés en Chine, bon nombre se sont consacrés à l’enseignement de la musique. De même à la suite de la Seconde Guerre mondiale, des réfugiés juifs sont arrivés à Shanghai parce qu’ils n’avaient pas besoin de passeport et certains ont gagné leur vie en enseignant la musique. La longue histoire de la musique en Chine est donc étroitement liée aux situations politiques et aux catastrophes mondiales. Du reste, le fait d’adopter ce genre musical était une façon pour le pays de prouver qu’il faisait partie du monde. » La Révolution culturelle constitue une rupture relativement courte avec cet état d’esprit, alors que seulement treize à vingt pièces « approuvées » pouvaient légalement être jouées, tandis que huit et plus tard dix-huit œuvres modèles (opéras, ballets, pièces de théâtre et cantates) accaparaient l’attention au détriment de toutes les autres, tournées en dérision en raison de leur origine « bourgeoise ». La mort de Mao en 1976 a sonné le glas de la Révolution ­culturelle et, aujourd’hui, la Chine est le plus grand producteur et consommateur de pianos au monde. « En Chine, la musique classique occidentale, encore ­considérée comme l’un des plus grands domaines artistiques, fait partie intégrante de la formation d’une identité moderne », déclare-t-elle.

Scotiabank's John Doig, Madeleine Thien, Lawrence Hill, Jack Rabinovitch

Scotiabank’s John Doig, Madeleine Thien, Lawrence Hill, Jack Rabinovitch

« Selon moi, lorsque les musiciens chinois des années 1960 – mes musiciens – tombent sous le charme de ce genre musical, c’est que celui-ci ne leur parle ni d’une époque lointaine ni de l’Ouest ni de l’au-delà, mais bien du moment présent, plus que tout ce qui les entoure. Lorsqu’ils écoutent Beethoven en particulier, ils entendent une voix singulière dans un contexte révolutionnaire. De la musique avant-­gardiste, riche de dissonances et de changements de clés – des ­éléments peut-être inacceptables aux contemporains du maestro ­allemand, mais qui osaient refléter une nouvelle société en devenir. »

Beethoven et son concerto « L’Empereur » ne sont que deux des thèmes musicaux du roman Do Not Say We Have Nothing. « Les Variations Goldberg en constituent le thème principal », confirme l’écrivaine qui a commencé à écouter l’œuvre majeure de Bach afin d’étouffer les bruits dans le café berlinois où elle travaillait. « Le début est d’une grande simplicité, le motif étant joué par la ligne de basse. Ce n’est pas la première mélodie qui vous accrochera. Au fil des ­innombrables formes que lui font prendre les variations et les canons, vos sensations se succèdent, tout aussi variées, passant d’une incroyable légèreté d’esprit à la tristesse la plus profonde, parfois les deux en même temps. À la fin, malgré le retour au motif du début, votre métamorphose est complète. Quelle structure magnifique pour un roman ! Une ouverture toute simple – une petite fille et sa mère, un père disparu –, puis la mise en place de modulations toujours plus complexes de sorte qu’au moment du retour à la protagoniste du début, après quelques détours par l’univers tout entier, nous ne sommes plus les mêmes. »

Une autre œuvre importante du roman est la 5e Symphonie de Chostakovitch, composée sous le régime de terreur de Staline et ­soumise à l’examen minutieux des censeurs qui avaient exigé du ­compositeur qu’il simplifie son écriture. « Impatients de critiquer Chostakovitch, les comités communistes responsables de l’approbation des œuvres ont heureusement entendu ce qu’ils voulaient entendre – un Chostakovitch maté rendant hommage à la révolution – alors que le peuple percevait le malheur, la perte et le désastre. Les deux réalités se côtoient en même temps. [La Cinquième] démarre simplement. Vous pensez savoir de quel type de symphonie révolutionnaire il s’agit, mais de là jusqu’au troisième mouvement, les motifs se répètent inlassablement, en une lamentation désespérée… » Madeleine Thien s’interrompt, envahie par l’émotion : « Je me dis ­parfois que la symphonie survit à peine à ce troisième mouvement. Sa beauté, sa douleur, sa beauté – je ne cesse de parler de beauté, mais c’est un morceau tellement magnifique. »

Nombreux sont ceux qui ont voulu percevoir l’art comme une planche de salut dans ce roman, mais l’auteure n’en est pas certaine. « Je crois que [ces personnages]entretiennent une relation, une sorte d’amour. On pourrait dire que l’amour, en ce qu’il symbolise la ­fidélité à une époque de trahison constante, leur propose une façon de penser qui les aide à s’en sortir, à trouver un semblant de vie privée. Mais c’est à eux que revient le choix de se sauver eux-mêmes ou d’abdiquer; je ne crois pas que l’art puisse les sauver. »

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Selon l’écrivaine, créer ou consommer une œuvre d’art est un acte éminemment politique et transformateur. « [L’art] ouvre un espace intérieur où, grâce à l’imagination, il est possible de vivre d’autres ­existences, d’écouter d’autres sons, de découvrir des expériences, ­parfois sonores, pas toujours agréables – pleine de dissonances et ­d’incohérences. Et même s’il s’agit d’un élément harmonieux, qui nous est familier et réconfortant, il faut y faire attention. Nous devons ­prêter l’oreille à ses motifs, en silence. Se taire – ça aussi, c’est un acte ­politique. » Créer nous permet de saisir nos contradictions. « Même nos propos peuvent être amoindris par des éléments dont nous, en tant qu’artistes, n’avons pas conscience, mais qui font partie ­intégrante de notre univers romanesque. Or, en se donnant entièrement à son œuvre, on peut lui faire dire des choses que nous-mêmes ne comprenons pas tout à fait, qui sont souvent en désaccord avec l’époque. Mais c’est ce qui fait sa valeur. »

Compte tenu des réalités politiques changeantes du monde occidental, le roman et sa romancière ont beaucoup à dire sur le dialogue entre la politique et l’art. « Nous tenons [la liberté]pour acquise et l’art est, selon moi, beaucoup plus individualiste en Amérique du Nord que sociétal. Je crois que là où la liberté ne tient qu’à un fil, les artistes réfléchissent davantage à la société, à l’insignifiance de leur voix et de leur existence dans un contexte politique et historique plus vaste. Là où l’art n’est jamais déconnecté de l’histoire ou de la politique, parler, c’est faire de la politique. Et je crois qu’ici aussi, nous en sommes rendus là, car une fois acculé au mur, il faut réfléchir à ce que signifie la capacité de choisir ses mots, la liberté de les prononcer et l’obligation de parler lorsque ses concitoyens ne peuvent le faire. Je crois que cette réalité est en train de faire partie de notre présent. Je l’espère bien ! »

Madeleine Thien est déjà attelée à son prochain roman. « Il s’agira d’un ouvrage écrit différemment. D’une envergure réduite, plus intime. Je suis convaincue qu’il traitera de la vie de femmes et il se pourrait que je m’inspire de la danse, un art qui m’a habitée si ­longtemps. Mais c’est un tout autre genre de livre, assez terrifiant. C’est de bon augure ! »

Traduction : Véronique Frenette


  • Do Not Say We Have Nothing est publié par Alfred A. Knopf Canada / Penguin ­Random House Canada. penguinrandomhouse.ca
  • Pour consulter les articles portant sur l’œuvre de Madeleine Thien, rendez-vous sur le site Web de l’auteure : ­madeleinethien.com
  • Madeleine Thien présentera un récital littéraire avec le quatuor à cordes de l’Orchestre philharmonique de Hamilton le 6 décembre au Hamilton Place à ­Hamilton, Ontario. hpo.org/concert/madeleinethien

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A propos de l'auteur

A lover of words, literature, music, and culture, Clark makes her home in Montréal where she enjoys going to libraries and museums, playing flute, guitar, and ukulele, and sewing and DIY projects. She is currently a freelance writer and translator. / Passionnée de la culture et surtout des mots, de la littérature et de la musique, Rebecca Anne Clark habite à Montréal où elle aime aller aux bibliothèques et aux musées, jouer la flûte traversière, la guitare, et l'ukulélé, et aussi la couture et le bricolage. Elle est actuellement écrivaine et traductrice pigiste.

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