Le journaliste et critique musical Claude Gingras s’est éteint hier à l’âge de 87 ans. Pour commémorer sa carrière au service de la musique, nous avons choisi de partager un extrait de Notes, souvenirs d’un critique musical ayant travaillé plus de 60 ans pour le journal La Presse.
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Il existe entre Prokofiev et le Québec un lien inconnu de la quasi-totalité de nos mélomanes. Le compositeur russe, l’un des plus célèbres du XXe siècle – à qui l’on doit bien davantage que Pierre et le Loup, soit dit en passant ! –, séjourna à Montréal pendant une semaine, en 1920 – plus précisément du 24 janvier au 1er février, selon les dates du journal qu’il tenait et que la Cornell University Press d’Ithaca, N. Y. a publié en traduction anglaise.
S’étant fixé à New York en septembre 1918, après la révolution bolchevique, et connu principalement comme pianiste, Prokofiev, qui n’avait alors que 27 ans, vint donner un récital de musique russe (Moussorgsky, Rachmaninov, Scriabine et lui-même) le 25 janvier au His Majesty’s (concernant ce théâtre, voir Cooper). Prokofiev alla reprendre ce programme à Québec le 27 au Columbus Hall.
Le visiteur raconte en détail son séjour ici. Il était heureux de quitter New York, où sévissait une épidémie d’influenza. Un ami, qu’il nomme simplement Stahl, l’avait présenté à un couple de Montréal, les Fortier, qui l’invitèrent chez eux, avenue Beloeil, à Outremont. Chaque fois que je passe par là, j’imagine Prokofiev admirant lui aussi ces grands arbres qui apportent ombre et fraîcheur.
Il y a une quarantaine d’années, on me mit en contact avec une dame, anglophone d’un certain âge, qui se départissait de disques, livres et partitions ayant appartenu à sa famille. J’achetai d’elle quelques partitions chant-piano dont une, de Tristan und Isolde, portant la dédicace : « À mon cher Marcel. Noël 1932. Florestine Fortier ».
Devenue anglophone par son mariage, cette dame avait été, dans son enfance, une petite Fortier parlant français. Elle me confirma que Prokofiev avait habité à la maison, mais ne se souvenait de rien d’autre. « I was then a little girl. My mother could inform you better… but she is dead. »
Jean Vallerand (voir Cooper) me dit un jour que Prokofiev compléta ici l’orchestration de son opéra L’Amour des trois oranges, dont la création mondiale allait avoir lieu à Chicago en 1921, soit l’année qui suivit son bref séjour ici. On aime le penser… mais on n’en a pas la certitude. D’une part, les ouvrages spécialisés indiquent que c’est à New York, le 1er octobre 1919, que Prokofiev compléta cet opéra dont il avait lui-même écrit le livret, en français. D’autre part, la semaine qu’il passa ici ne lui laissa certainement pas beaucoup de loisir pour se pencher sur l’une de ses oeuvres : il joua deux fois, à Montréal et à Québec, il alla écouter Alfred Cortot l’après-midi du 1er février et assista à des réceptions, en plus de travailler le Concerto de Rimsky-Korsakov pour d’imminentes exécutions.
Prokofiev raconte qu’il arriva de New York par le train, tôt le matin du 24 janvier, « aveuglé par le spectacle de la neige miroitant au soleil », dit-il en substance, et que les Fortier l’habillèrent pour l’hiver : bottes, bonnet, foulard. Le Majesty’s n’était même pas à moitié rempli pour son récital. Une réception suivit chez les Fortier, où il rencontra l’élite culturelle locale. À Québec, raconte-t-il encore, son hôtel « ressemblait de l’extérieur à un château » – il s’agissait évidemment du Château Frontenac – et il y vit des traîneaux pour la première fois depuis son départ de Russie.
On apprend aussi que l’imprésario réduisit son cachet de 600 $ à 500 $, sous prétexte que le récital de Montréal lui avait fait perdre de l’argent. Le lendemain, on l’emmena à une séance du Parlement, et des gens le suivirent à son hôtel pour un récital impromptu dans sa chambre, où ils trouvèrent place sur le lit, tout simplement.
La création de L’Amour des trois oranges, le 30 décembre 1921, s’augmente d’intéressants détails historiques. Elle fut facilitée par Mary Garden qui, après avoir été en 1902 la première Mélisande – du célèbre opéra de Debussy, faut-il le préciser ! –, était devenue directrice générale de l’Opéra de Chicago. Auteur à la fois de la musique et du livret, Prokofiev était au pupitre à cette occasion. L’un des premiers rôles, la Princesse Clarice, était chanté par une femme de Saint-Jean-d’Iberville, Irene Pavloska. Née Lévi en 1889, morte à Chicago en 1962, elle avait été attachée à l’Opéra de la ville de 1919 à 1934.
Prokofiev revint à Montréal en 1930, cette fois pour une seule journée, le 20 mars, le temps d’un récital et d’une réception tardive chez les Fortier, où il coucha, rapporte-t-il, dans le lit de Medtner, que la famille avait reçu précédemment. Il donna son récital « in the Music University », écrit-il. Il s’agit très certainement du Moyse Hall, petite salle perdue au bout de la grande allée centrale du campus McGill. Mon collègue Eric McLean m’avait raconté que, élève en piano, on l’avait emmené entendre Prokofiev dans cette salle et qu’on l’avait même assis sur les genoux de l’illustre visiteur. McLean avait alors 10 ans.
Enfin, on peut rappeler que Pauline Donalda, l’intrépide directrice de l’Opera Guild, monta L’Amour des trois oranges en 1952, à ce même His (devenu Her) Majesty’s, où Prokofiev s’était produit comme pianiste 32 ans plus tôt.
Ce texte est extrait de Notes, 60 ans de vie musicale. Confidences et anecdotes. Les Éditions La Presse, Montréal, 2014, 216 pages, ISBN 978-2-89705-190-7