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J’estime que vous êtes l’artiste qui avez le plus fait pour la musique
moderne française.– New York, le 26 nov. 19181
C’est à Éva Gauthier, mezzo-soprano canadienne-française, que le célèbre chef d’orchestre Pierre Monteux tenait ces propos. Son commentaire a tout pour étonner quand on sait que l’arrivée de la cantatrice à New York était à la fois récente et fortuite.
Éva Gauthier se trouvait en Nouvelle-Zélande, en tournée avec le violoniste Misha Elmann, quand fut déclarée la Première Guerre mondiale. Les deux artistes avaient réussi, de même que le pianiste Harold Bauer et le ténor canadien-français Paul Dufault, à s’embarquer, à Sydney (Australie), sur le dernier paquebot en partance pour l’Amérique. Le Ventura jeta l’ancre à Honolulu, où Éva en profita pour participer à deux concerts de Bauer avant de partir pour San Francisco à bord du Sierra.
Arrivée à New York à l’âge de 29 ans (on était en octobre 1914), elle allait relever un formidable défi : celui de lancer sa carrière dans une ville déjà très préoccupée par le conflit européen. De plus, artistes américains et étrangers arrivaient d’Europe en foule et disputaient à leurs collègues new-yorkais des débouchés déjà trop rares.
Éva Gauthier jouissait cependant d’un avantage appréciable : elle arrivait en Amérique tout auréolée d’exotisme à la suite d’un séjour de quatre ans à Java avec son mari, un importateur hollandais; ce fut l’occasion pour elle de se produire d’un bout à l’autre du Sud-Est asiatique. Peut-être fut-elle la première cantatrice de formation classique à travailler avec le gamelan javanais. Malheureusement, à cause de la guerre, son projet d’amener à Londres une troupe de musiciens et de danseurs javanais avait dû être abandonné définitivement. Devant cet état de choses et soutenue dans ses efforts par l’éditeur de musique Rudolph Schirmer et par le compositeur américain John Alden Carpenter2, Éva résolut alors de proposer son répertoire javanais au public américain, et ce, drapée de robes indigènes éclatantes. Le succès répété que lui valurent ses mélodies orientales, tant en concerts publics que privés, l’amena à les inscrire à ses programmes pendant près de vingt ans. Malgré des accompagnements « européanisants » du compositeur hollandais Paul Seelig, qui avait lui-même séjourné longtemps à Java et à Siam (la Thaïlande actuelle), ce répertoire paraissait suffisamment exotique au public et aux critiques nord-américains.
À l’exemple de ses collègues, Éva se tourna, à l’automne de 1915, vers le vaudeville. Même sa compatriote et amie Pauline Donalda se produisit avec Houdini au Keith’s Palace Theater3. En collaboration avec une danseuse classique connue sous le nom de Nila Devi et assistée de quatre jeunes femmes, Éva conçut un numéro de chant et de danse intitulé Songmotion. Ayant pour toile de fond un temple javanais, elle chantait, assise par terre, pendant que les danseuses illustraient la dramatique des œuvres chantées.
Les années de guerre devaient contribuer largement à l’essor de la nouvelle industrie du disque. Éva commença à graver une série de microsillons, lesquels constituent une partie importante de l’héritage qu’elle légua à la postérité. Elle enregistra beaucoup de folklore canadien-français, dont Un Canadien errant et Vive la Canadienne, avec quatuor vocal d’hommes, et des mélodies accompagnées au piano et des pièces pour voix et orchestre.
En 1917, Éva fit la connaissance du compositeur américain Charles T. Griffes, également passionné de musique orientale; de cette rencontre naquit une collaboration artistique qui ne se démentit pas jusqu’à la mort prématurée du compositeur en 1920. Éva prêta au compositeur des mélodies dont il s’inspira dans les Trois Chansons javanaises qu’il lui dédia et dans Sho-jo, ballet qu’il composa pour Michio Ito, danseur japonais et membre du Ballet intime d’Adolf Bolm. À l’été 1917, Éva va se joindre à cette troupe apportant un répertoire diversifié de chants patriotiques américains et russes et de mélodies exotiques.
À cette époque, la carrière d’Éva amorça un tournant nouveau qui aboutit à la consécration de son talent d’interprète de la musique moderne sur la scène musicale new-yorkaise. Elle dira plus tard qu’elle devait sa maîtrise du répertoire contemporain à l’étude approfondie qu’elle avait faite de la musique orientale4. « Jamais, avouera-t-elle, je ne me serais lancée dans cette aventure sans une solide formation classique »5. Au même moment, les compositeurs de musique nouvelle commençaient à vouloir unir leurs forces pour mieux s’imposer. Aux États-Unis, écrit Aaron Copland, la musique contemporaine comme mouvement organisé date de la fin de la Première Guerre mondiale6. Éva Gauthier fut l’une des rares artistes à pousser le courage jusqu’à présenter des œuvres vocales nouvelles à un New York que la guerre avait abandonné à un grand isolement culturel.
Le 1er novembre 1917, Éva donna un récital au Aeolian Hall de New York. Au programme : la création américaine des Trois Poésies de la lyrique japonaise de Stravinski, pour piano et instruments, les Trois Chansons de Ravel, Salut à toi, soleil, un extrait du Coq d’or de Rimski-Korsakov de même que la première exécution de Five Poems of Ancient China and Japan accompagnés au piano par le compositeur, Charles Griffes. Éva faisait figure de pionnière en matière de musique de chambre avec voix. Elle n’hésitait pas, pour compenser les dépenses supplémentaires occasionnées par l’ajout de musiciens, à confectionner ses propres toilettes par ailleurs fort admirées lors de ses concerts.
Les programmes d’Éva Gauthier, tout au long de sa carrière, alliaient toujours le folklore à la musique contemporaine de nombreux pays : France, Russie, Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie, États-Unis. L’intérêt soutenu des compositeurs occidentaux pour la musique et la poésie orientale lui assurerait, jusqu’à la fin de sa carrière, un vaste éventail d’œuvres signées Arthur Bliss, John Alden Carpenter, Bainbridge Crist, Maurice Delage, Henry Eicheim, Charles T. Griffes, Gustav Holst, Darius Milhaud, Leo Ornstein, Norman Peterkin, Maurice Ravel, Albert Roussel, Cyril Scott et Igor Stravinski. Son récital à New York le 1er novembre 1917 reçut un accueil favorable de la critique; dix journaux de New York, deux de Boston et trois revues signalèrent ses concerts. Rappelons qu’en 1917 à New York, la musique contemporaine, européenne ou américaine, ne faisait guère de remous. Or Éva, grâce à sa personnalité, à son art consommé et à son insatiable curiosité musicale, vint remplir avec succès l’attente d’un public en mal de nouveautés. Même les critiques de la vieille garde s’inclinaient devant Éva l’artiste, sinon devant les œuvres qu’elle leur proposait. Dans Musical America, on peut lire le commentaire de Herbert F. Peyser, publié à la suite d’un récital composé, notamment, de vingt et une mélodies nouvelles et présenté à New York le 22 avril 1918 :
« Après avoir résisté stoïquement pendant près de deux heures aux assauts discordants, névrotiques ou assommants d’Acario Cotapos, Leo Ornstein, Charles Griffes, Nat Shildret (sic), Jacques Pintel, Eugene Goossens, Gabriel Grovlez et Maurice Delage, quiconque n’est pas vendu corps et âme à l’ultramoderne se serait saigné pour dix mesures de Haydn ou cinq de Schubert. Que Madame Gauthier prête sa voix ravissante, son style inimitable et son grand art à ces folles élucubrations, voilà qui commande le respect et l’admiration. Ah ! Mais quel supplice7 ! »
Au cours de l’automne 1919, Éva fut invitée au prestigieux Festival de musique de chambre du Berkshire d’Elizabeth Coolidge, où elle fit connaître deux œuvres qu’elle avait chantées précédemment en Amérique : de Ravel les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé et, de Stravinski, les Trois Poésies de la lyrique japonaise. Sa participation au festival et les liens d’amitié qu’elle noua avec madame Coolidge l’assisteraient dans ses projets artistiques à venir. À la fin de 1919, le compositeur et critique A. Walter Kramer décrivait la cantatrice en ces termes :
« (…) une grande prêtresse du chant moderne […] On l’écoute, ébloui par la splendeur de son avant-gardisme, de sa présence et de sa maîtrise. Elle vous fait oublier qu’elle est chanteuse, ce qui n’est pas peu dire. Bref, une personnalité fascinante8. »
En authentique femme des années vingt qu’elle était, Éva Gauthier était attirée par l’exotisme, l’aventure, la recherche dans le style, la nouveauté. Déjà familiarisée avec le music-hall par le biais des chansons de Satie, elle recherchait les œuvres d’inspiration orientale et élargissait sans cesse son répertoire de nouveautés européennes. Des années plus tard, elle confiera à Henry W. Levinger :
« Quand je repense à ce qu’on appelle maintenant les “folles années vingt”, je revois une époque brillant de mille feux, une époque extraordinairement haute en couleurs, bourdonnante, prospère et d’une vitalité culturelle saisissante. La musique contemporaine y était devenue soudain un sujet d’intérêt, et tout le monde voulait être de la partie9. »
À l’été de 1920, Éva retourna à Paris, à l’âge de trente-quatre ans. Après dix ans d’absence, c’est à peine si elle reconnut son ancien milieu d’étudiante. Paris s’était métamorphosé en une ville passionnante, quoique bruyante et marquée au vif par la guerre. Éva avait été déléguée par le président de la Music League of America, une importante société de concerts, pour offrir à Maurice Ravel une tournée de vingt-cinq concerts en Amérique. Ravel déclina l’offre, mais ce n’en fut pas moins pour elle l’occasion de faire connaissance avec l’un des grands esprits français qui permirent au Paris musical de l’époque de rivaliser avec Berlin, sinon de la supplanter. Éva rencontra également Érik Satie et « les Six ». Le 9 juin, elle reçut d’Arcueil le message suivant, couché dans le style humoristique et l’exquise écriture de Satie :
« Madame, excusez-moi, je vous prie, de n’avoir pas répondu plus tôt à votre charmante lettre. Mon festival me prenait tellement de temps à mettre sur pied, qu’il m’était impossible de m’occuper même des choses les plus agréables : visites aux Dames; pêche à la ligne; promenade à cheval; danse, etc.
Ma pauvre tête n’était plus à moi : Maintenant que je suis redevenu moi-même, je pourrai vous rencontrer heureusement.
Roche organise ce meeting. Vous voulez bien, Madame10 ? »
Ayant assisté à une représentation de Socrate au festival Satie, Éva se rendit à Londres entendre Le Bœuf sur le toit de Milhaud, dont elle devait dire par la suite : « Le jazz américain, c’est de l’enfantillage à côté de ça11. » Un jeune disciple de Satie, Henri Sauguet, arrivé à Paris en 1922, se souvient pour sa part qu’« Éva Gauthier était alors une chanteuse célèbre, elle interprétait les classiques et les modernes de l’époque […] Je sais qu’on l’aimait beaucoup autour de moi12 ». À Londres, Éva fit la rencontre de Jacques Jean-Aubry, écrivain français et éditeur musical du Chesterian, qui continua de lui envoyer régulièrement, après son retour en Amérique, les œuvres vocales les plus récentes.
Durant les années vingt, on vit émerger à New York quelques sociétés de musique vouées à la musique contemporaine, dont la Guilde internationale des compositeurs (International Composers’ Guild), la Société franco-américaine (Pro Musica), La Ligue des compositeurs (League of Composers) et la Guilde musicale américaine (American Music Guild). Éva était l’une des rares chanteuses invitées régulièrement par ces sociétés. La seule œuvre qu’elle jugea bon de refuser fut le Pierrot Lunaire de Schoenberg, dont la Guilde internationale des compositeurs, à l’automne de 1922, lui proposa la création nord-américaine. Après avoir étudié la partition, elle conclut dans une lettre à Carl Engel, un collègue et proche ami : « C’est un tel travail que je ne sais vraiment pas si je puis le [mener à terme]. Cette œuvre m’est assez antipathique, car ce n’est ni une chose [ni]l’autre13. » Le 4 février 1923, elle entendit Greta Torpadie interpréter le rôle et avoua s’être trompée. Elle avait tenté de la chanter, expliqua-t-elle, alors que l’œuvre était faite pour être déclamée, un peu à la manière de Sarah Bernhardt14.
1 Lettre, Pierre Monteux à Éva Gauthier, 26 novembre 1918. Collection Eva Gauthier MNY Amer, New York Public Library.
2 Éva Gauthier memoirs, Collection Éva Gauthier MNY Amer, New York Public Library.
3 Ruth C. Brotman, Pauline Donalda (Montréal: The Eagle Publishing Co. Limited, 1975), p. 80.
4 Éva Gauthier, “The Demand for Unusual Song Programs”, The Etude, (Novembre 1940) : 739.
5 “The Futurist Song Bird”, The Canadian Magazine, 53 (mai 1919) : 518.
6 Aaron Copland, Our New Music (New York : McGraw Hill Book Company, 1941), p. 137.
7 Herbert F. Peyser, “Ultra Moderns Rule at Gauthier Recital”, Musical America, (4 mai 1918) : 48.
8 A. Walter Kramer, “Gauthier Gives an Enchanting Recital”, Musical America, 31, 8 (20 décembre 1919) : 24.
9 “The Roaring Twenties”, Musical Courier, (1er février 1955) : 24.
10 Lettre, Érik Satie à Éva Gauthier, 9 juin 1920, Collection Celius Dougherty.
11 Olin Downes, “Notes and Comments on Musical Matters”. The Boston Post, (4 décembre 1920).
12 Lettre, Henri Sauguet à Nadia Turbide, 15 octobre 1984.
13 Lettre, Éva Gauthier à Carl Engel, 16 novembre 1922, Collection Carl Engel, Library of Congress.
14 Entrevue avec Jordan Massee, 19 décembre 1981, Bogota, New Jersey.
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